Musée Bourdelle
2010
Flying Colors 2010
Aluminium laqué
H. variable/L346/P1460cm
Sculpture en mai
Rue Antoine-Bourdelle, texte par Thierry Dufrêne
« Le mai le joli mai en barque sur le Rhin
Des dames regardaient du haut de la montagne
Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne
Qui donc a fait pleurer les saules riverains »
Ainsi s’ouvre le poème « Mai » du recueil Alcools (1913) de Guillaume Apollinaire.
Aujourd’hui, nous ne sommes pas en barque mais dans la maison-atelier de Bourdelle, non loin de la Grande Chaumière où il enseigna entre autres à Alberto Giacometti, Otto Gutfreund ou Germaine Richier.
Nous ne sommes pas sur le Rhin mais en plein Paris, à deux pas de la gare Montparnasse, qui tire son nom du mont aimé des poètes, gare peinte par Chirico, qui habita avant la Première Guerre mondiale rue du Départ, et dont Apollinaire, qui l’a bien connu, écrivait dans Les Soirées de Paris : « Voici quelques titres simplifiés pour ces peintures étrangement métaphysiques : « L’Énigme de l’oracle », « La Tristesse du départ », « L’Énigme de l’heure », « La Solitude et le sifflement de la locomotive ».
Des dames nous regardent du haut de la terrasse : Elisabeth, Ann Veronica, Tania, ORLAN. Élisabeth et ORLAN s’envolent, Ann Veronica apparaît comme une lueur dans la pénombre, Tania revient du Rhin, mais – on le devine déjà – ce n’est plus celui dont parlait Apollinaire.
Pour la durée de l’été, s’installent – première carte blanche collective voulue par Juliette Laffon qui poursuit le cycle commencé en 2004 d’expositions d’artistes contemporains au musée Bourdelle – quatre femmes et sept hommes, Christian, Claude, Hans-Peter, Jannis, Jean-Luc, Kees, Richard. Telle est la scène, celle du Musée, de la demeure de l’artiste : c’est là qu’est le Parnasse.
À l’école, quand on nous demandait ce qu’était le Parnasse, il fallait répondre : c’est là où se réunissent les Muses. On répondra aujourd’hui que c’est là où se réunissent les artistes.
Se réunissent..., le mot est-il si juste ? En fait, les artistes ne se réunissent pas : ils ne sont pas ensemble mais pourtant ils ne sont pas seuls. Pour le dire plus précisément, ils sont seuls ensemble. Comme sont toujours les artistes, et Bourdelle est le douzième artiste seul avec ceux qui l’entourent. Et peut-être les visiteurs sont-ils eux-mêmes aussi seuls ensemble que les artistes ?
Par exemple, vous qui lisez ce texte, vous vous souvenez de tout le monde que vous avez vu au musée Bourdelle, et que tout le monde était seul tout en étant ensemble, dans la douceur du printemps, dans le plaisir de voir et d’être vu, donc d’être seuls ensemble.
Les œuvres aussi sont seules ensemble dans le joli mois de mai. Elles se regardent et s’ignorent, elles ignorent les œuvres de Bourdelle et elles les regardent. Elles font ce qui leur plaît, et les hommes aussi. Antoine, Christian, Claude, Hans-Peter, Jannis, Jean-Luc, Kees, Richard accompagnent – ou n’accompagnent pas – les artistes femmes. Et le visiteur, mon semblable, fait encore plus ce qu’il lui plaît.
Le visiteur sait dès la rue, lorsqu’ (il)... vous avez levé la tête à l’approche du 18 rue Antoine Bourdelle qu’ (il)... vous monterez sur la terrasse. Une œuvre paraît s’en échapper, comme mue par le désir de l’envol et de la vitesse. L’artiste est femme ou homme, ou plutôt, là aussi, il faudrait dire pour être plus précis : dans le même homme ou dans la même femme, l’artiste et la personne sont seuls ensemble. Plus encore, et cela se traduit dans leurs œuvres, chaque solitude d’artiste est habitée en même temps par une présence masculine et une présence féminine. L’artiste, mais aussi le visiteur, chacun donc, abrite en lui-même une communauté solitaire.
Lorsqu’il s’assied sur l’une des chaises de jardin posées là par Christian Boltanski, sous les arcades, face au jardin, le visiteur refait le geste qu’il a fait des milliers de fois, le Parisien en plaçant sa chaise devant tel bassin aux Tuileries, dans le jardin du Palais-Royal, au Luxembourg, le voyageur en montagne ou face à la mer, le sédentaire dans son jardin ou sur son balcon, dans les villes du Sud, sur le trottoir dans la rue, l’amateur au spectacle, etc. Le jardin est planté de monumentales sculptures, un cheval immense, des allégories puissantes. Le visiteur est au spectacle. Son voisin tire sa chaise, se rapproche, une communauté peut naître, on s’anime. Qu’y-a-t-il à voir ? À quoi s’occuper ensemble ? Que partager ?
Mais une voix sort de chaque siège « parlant », posant une question unique à celui qui est assis, une question qui lui est adressée comme à tous les autres mais en ce moment à lui seul et pour qu’il y apporte (ou n’y apporte pas) sa réponse personnelle, dans sa solitude. Le trône était l’objet figuratif des sculpteurs de triomphe ; l’humble chaise de jardin – qui ressemble à celle de la chambre d’Arles peinte par Van Gogh, à celle où Giacometti ou Hélion asseyaient leurs modèles – n’est pas le trépied de la Pythie qui souffle les réponses, ni le siège incommode du confessionnal, ni la chaise qui se multiplie sur la scène encombrée de la pièce Les Chaises d’Eugène Ionesco.
La chaise de Boltanski pose la question, mais n’y répond pas. Sa magie est simple, sans illusion : ce n’est pas le bloc où se trouve prise l’épée légendaire que seul le héros peut retirer, la pierre où s’assied le chevalier de la Table ronde ou l’un des sièges de pierre sculptés par Brancusi autour de la Table monumentale de Târgu Jiu. Familière, laïque, roturière, la chaise sous la voûte laisse échapper face aux formes de la statuaire héroïque, l’éphémère voix basse qui interroge sans aucune ironie, sans la moindre dérision, doucement.
On pense à son œuvre sonore Murmures dans le parc Montsouris à proximité de la cité universitaire où un dispositif d’enceintes placé sous dix bancs diffuse des confessions amoureuses formulées dans leur langue d’origine par des étudiants de différentes nationalités . Mais surtout à la récente exposition « Après » au MAC / VAL où, après la traversée d’un rideau où frémissaient en cascade des images de « personnes » (faisant un écho à la fois à sa grande réalisation Personnes pour Monumenta et aux photographies de Regards qui appartiennent aux collections du MAC / VAL), le visiteur entrait dans le monde d’« Après », une sorte de royaume des ombres. Des sculptures-autels y délivraient en guise d’oracle une question sans cesse répétée qui commençait par « dis-moi » : « dis-moi, cela a-t-il été douloureux ? », « dis-moi, quand cela est-il arrivé ? ».
Au musée Bourdelle, l’artiste poursuit la démolition inlassable des grandeurs effectuée dans Personnes. Comme Giacometti qui ramena l’héroïque Héraklès archer de son maître Bourdelle à la présence vivante de L’Homme qui marche, Boltanski opère le même renversement de la grandeur métrique à une échelle sensible, se réglant sur l’humain, ce qui fait que le visiteur peut se sentir chez lui. Giacometti avait déjà remarqué dans son texte « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », paru en décembre 1946 dans la revue Labyrinthe, que dans la basilique Saint-Pierre de Rome, le spectateur se trouve écrasé, devient fourmi, alors que dans un temple grec, à Paestum, c’est l’homme qui est agrandi par l’architecture : « Ceci entraînait à parler, écrivait Giacometti, de la dimension des têtes, de la dimension des objets, des rapports et des différences d’objets à êtres vivants. » De même sous la verrière noire du Grand Palais pendant la nuit d’hiver, le visiteur montait l’escalier qui conduisait à la plate-forme conçue par l’architecte pour un effet monumental. Alors se produisait un poignant renversement : si les personnes en bas restaient minuscules, le tas de vêtements qui s’élevait en pyramide se rapprochait optiquement et l’architecture prenait toute sa dimension à partir de lui. Les vêtements composaient ce géant qui surgissait dans la nef et lui redonnait sa dimension humaine, la soumettant à son apparition.
De même la voix intime qui sort de la chaise où vous êtes assis, face aux sculptures monumentales de Bourdelle, les rend à leur mesure humaine.
« Par un clair après-midi d’automne, j’étais assis sur un banc au milieu de la Piazza Santa Croce à Florence. J’eus alors l’impression étrange que je voyais toutes les choses pour la première fois », écrivait Chirico, évoquant la vision qui l’amena à la pittura metafisica. Que se passera-t-il en mai, face au jardin, au 18 rue Antoine Bourdelle ?
Se levant de sa chaise, le visiteur aura le choix de faire ce qu’il lui plaît. Seul ou ensemble, il ira vers le Hall des plâtres, ou n’ira pas. Mais avec moi l’auteur, le visiteur n’aura pas le choix. J’entends qu’il ne l’aura pas une deuxième fois. Il ne l’a pas, il ne l’a plus, vous ne l’avez pas : dans mon texte, vous venez d’entrer avec moi dans le Hall des plâtres.
Vous êtes soudain en Italie. Vous en rêviez : elle vous apparaît, et la rotonde dérobe à vos yeux des corps de gloire. C’est l’Italie berninienne, l’Italie baroque, celle des Assomptions qu’ ORLAN, renouvelant la scène d’épiphanie de l’abbaye de Maubuisson, ressuscite dans un bel composto avec trois sculptures de drapés blanc, or, argent. Vues à distance, elles flottent dans l’espace circulaire qui évoque l’emprise d’un autel. Les lances et les épées tendues, les muscles bandés de la cohorte des guerriers, le râle des héros et la cadence martiale des occupants habituels du Hall des plâtres, s’épuisent à contredire la lente et florale expansion en nappes des robes dérobées à la pesanteur. Finalement, ce sont peut-être davantage des voiles du XVIIIe siècle, d’où il n’est pas besoin de faire jaillir un sein, comme le fit autrefois l’artiste, pour penser à Casanova et à son siècle libertin. La sculpture oscillerait-elle entre mode et morale, époque et passion, selon les polarités baudelairiennes ? Hésiterait-elle entre voile intégral, pleurants de Claus Sluter, piété voilée par le sculpteur Antonio Corradini, et danse des voiles à la Isadora Duncan ?
J’aime que chez ORLAN qui sait si bien traquer les impostures des séductions faciles, la nudité vraie ne soit qu’une dérobade.
Les images ne sont pas sages, en tout cas pas sages comme des images. C’est bien ce que pense Jean-Luc Moulène dont les œuvres exposées, à côté du Hall des plâtres, déclinent les must de Bourdelle en en retouchant la peau, en en caressant l’épiderme et rectifiant la chair.
Dans une critique ironique de la beauté comme démarche orthopédique visant à corriger la nature (dans Bitess Biressi Bic, il va jusqu’à se servir de la mousse utilisée à même le corps pour la réalisation des corsets de personnes handicapées présentant de sérieuses malformations du dos), l’artiste se demande comment faire ressembler le canon féminin que représente pour son époque Le Fruit ou La Nudité des Fruits (1906) de Bourdelle à celui plus en faveur aujourd’hui. Les Fruits (Noyaux), œuvre issue d’un « lifting », si l’on peut dire, au papier de verre d’un moulage en plâtre de celle de Bourdelle évoque l’esthétique de la poupée Barbie. L’artiste a également gonflé la poitrine.
Il a supprimé le socle, l’appui, le titre écrit, transformant la statue en une sorte d’ « image ». Du plâtre a été tiré un bronze réalisé par la fonderie de Coubertin à qui Rhodia Dufet-Bourdelle, la fille de l’artiste, confiait l’exécution des fontes du sculpteur. Elle est présentée sur une sellette ancienne.
Avec Dos, Jean-Luc Moulène s’amuse à pratiquer le marcottage cher à Rodin et à Bourdelle qui consistait à se servir de parties d’anciennes sculptures pour les associer et en créer une nouvelle. Cette sculpture résulte de l’assemblage de quatre dos de sculptures de Bourdelle, fondus en bronze à taille réelle : Baigneuse accroupie, version intermédiaire, variante, 1906, Adam, petit modèle, 1889, Guerrier allongé au glaive, petit modèle, 1894-1900 et La Première Victoire d’Hannibal, 1885. Il y a sur une place de la ville de Chambéry une fontaine vouée au général de Boigne qui se trouve sur une colonne flanquée de quatre éléphants, ou plutôt de quatre avants d’éléphants. Ils n’ont pas de dos, et les Chambériens ont appelé la fontaine « Les quatre sans cul » ! C’est l’inverse dans l’œuvre de Moulène.
L’ensemble des œuvres de l’artiste exposées au musée Bourdelle fonctionne à l’intérieur de celui-ci comme un cabinet de curiosités qui aurait pris l’histoire de la sculpture avec humour tel un horizon exotique. Pour lui, il s’agit aussi de critiquer une tendance à réduire toute chair à l’image, tout esprit à la pensée toute faite.
Repassant par le Hall des plâtres, vous avez de nouveau l’envie de l’envol, le démon du dehors : l’attrait de la terrasse est désormais impérieux. Vous rêvez d’Italie, d’espaliers, de jardins clos et de cadences de danse. Vous montez les escaliers, vous courez à la terrasse. Il fait beau (ou peut-être pas) : incorrigible, vous faites ce qu’il vous plaît.
Devant les trois bronzes des bas-reliefs du Théâtre des Champs-Élysées (1910-1913) par Bourdelle : Apollon et sa méditation flanquée par les deux panneaux Les Muses accourent vers Apollon, Élisabeth Ballet évoque la course antique et les portiques aux couleurs changeantes, le miraculeux cangiante de la peinture italienne qu’elle aime tant. Les tubes en aluminium jaune et rouge pantone, dont les éléments se touchent, se dépassent et se croisent poursuivent les lignes des bas-reliefs dans une fusion qui n’est pas sans rappeler également celle des couleurs des photographies des feux d’automobiles lancées à pleine vitesse sur les deux voies d’une autoroute. Hommage à un sculpteur contemporain de Bourdelle, Umberto Boccioni ? Hommage à l’Italie et au travelling de cinéma plutôt. L’œuvre suggère le mouvement, la vitesse, l’envol.
Élisabeth l’exprime si bien, je me contenterai d’être son perchman : « Le jardin m’a d’abord attiré, encombré par toutes sortes de sculptures, je pensais pouvoir jouer le pittoresque la légèreté, le minuscule, tous ces qualificatifs représentant plutôt un défi pour moi. Mais l’étroitesse et la complexité des espaces me contraignaient beaucoup trop. Plus j’y pensais, plus se dégageait une sensation nouvelle d’envol et de liberté ; j’avais envie d’espace dans le sens abstrait et émotionnel sans obstacle.
C’est pourquoi j’ai opté pour la terrasse extérieure dominant le jardin sur rue. De là on a une vue sur l’étendue des toits du musée, tremplin vers le ciel. Bien que faite de limites avec une vue bloquée frontalement sur un immeuble, la terrasse, comme un belvédère surplombe le musée, c’est aussi le seul emplacement dégagé, au sol tout du moins. Sur le côté, un grand bas-relief en trois panneaux Les Muses accourent vers Apollon. On trouve dans le titre de l’œuvre la notion de mouvement et une représentation possible, sinon certaine, de figures dansées. La surprenante exposition sur la danseuse Isadora Duncan montrait une série de photos, de films fragiles sur la danse, quelques tenues portées par la danseuse, des objets divers, et de merveilleux dessins ainsi que quelques étranges sculptures dansantes ; pour la première fois la grâce et la légèreté étaient montrées au musée au sein même des collections Bourdelle. Plusieurs idées poursuivies dans mon travail actuel se sont superposées vigoureusement en moi, et m’obsèdent car je recherche toujours au travers du dessin une évasion et presque la traduction en lignes et en masse d’un récit imaginaire fragmenté, la sculpture tel un moyen d’évasion et la terrasse telle une piste d’atterrissage ou d’envol. Les feux arrière d’automobiles qui tracent sur les autoroutes d’insolites traînées rouges tout au long de leurs courses, vues sur des photographies prises de nuit en pose longue, et la frise parfaitement adaptée à cet emplacement à l’air libre. Le dessin et le mouvement rassemblent. Aux lignes tracées dans lesquelles je recherchais par la régularité et la simplicité le sentiment d’harmonie, s’est ajouté la notion de vitesse (doublement de certaines lignes), puis celle de couleur : un rouge éclatant et un jaune vif. »
Élisabeth Ballet aime les terrasses et l’Italie, la vibration douce de la lumière dont elle aime à enregistrer le murmure. Je ne sais pas si l’on peut dire une « perchwoman », mais il y a de cela dans sa manière de prendre le son – si l’on peut dire – de l’environnement de ses structures. J’avais écrit un texte sur sa merveilleuse sculpture d’Orléans, un édicule blanc, comme une folie du XVIIIe siècle dans un jardin ou un tempietto : je l’avais appelée « Tour couronnée ». À travers les fentes étroites et hautes, dans cet habitacle inaccessible entre le bruit de la ville pour y être comme allégé, épuré. Dans le parc de Kerguéhennec, c’est le bruissement du vent qui plus encore que la lumière force les grilles à un doux chant. Parfois, c’est avec les sculptures anciennes qu’elle opère. Au Louvre, son perchman s’installait au cœur de la cour Marly, pour enregistrer le remuement lointain de la grande statuaire de jardin. Cette fois, Élisabeth tend la perche aux sculptures de Bourdelle, en contrebas dans le jardin. Elles baissent la voix pour lui répondre.
Vous êtes redescendu, vous voici dans les ateliers. Vous apercevez maintenant l’étrange réplique colorée du David de Michel-Ange par Hans-Peter Feldmann, au milieu de ses photographies de fleurs, à deux pas du jardin. L’artiste, butinant de fleur en fleur, comme on fait au printemps, a jeté son dévolu sur l’homme sculpté le plus sexy de toute l’histoire de l’art – ce n’est pas moi qui le dit mais le nombre d’interrogations sur Google images ! L’associer à des fleurs est un pléonasme, mais ... « en mai, fais ce qu’il te plaît ». Au premier rang des images photographiques que conservait Bourdelle, se trouvait l’épreuve sur papier du David de Brogi . Michel-Ange était une référence pour Bourdelle : sa terribilità un appel à l’expression de la virilité. Mais ce vers quoi nous conduit Feldmann est à l’opposé : son David grimé ouvre le cortège de la Giostra, la fête du mai à Florence au Quattrocento, les chars en fleur, la poésie et les cortèges de jeunes gens, Botticelli et Politien. Rituel païen et renouvellement de la nature. Chez Hans-Peter, s’écoule de nouveau le chant d’Apollinaire :
« De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes ».
Empreinte de gravité est la suite sur socles proposée par Jannis Kounellis, au sens où le registre de la gravitas implique à la fois la pesée et l’effort d’arrachement au sol, soit une dialectique complexe entre le redressement du volume et le tassement de la masse. Dans cette dialectique se joue le rapport entre la tradition de l’élévation en sculpture et la mise en œuvre simple, le tas ou le sac, emblématiques de l’arte povera dont l’artiste fut, on le sait, l’un des grands protagonistes. Vue en perspective, l’œuvre de Jannis suggère la vision d’un train acheminant des sacs de charbon sur des wagonnets. L’usage de l’acier pour les piédestaux renforce cette sensation. Mais le simple fait que cette structure minimale puisse faire naître tout aussi bien l’idée d’une galerie d’antiques montre qu’elle n’est en rien illustrative. Elle questionne bien plutôt toute l’histoire de la sculpture du triple point de vue des matériaux, de la série et des dispositifs de monstration. Chaque sac à la fois conditionne et calibre son contenant et se trouve, en retour, formé par lui : la sculpture y acquiert un rapport essentiel au vivant, une forme irrégulière dans le détail et pourtant globalement normée et cadencée.
Quand l’horizon du travail, de la somme journalière du labeur incarnée dans les sacs, s’estompe, alors nous apparaît en pleine lumière le sac comme baluchon, et l’œuvre sonne comme un départ. Sur le dos de l’homme, une ombre passe, alors que ses narines se gonflent de l’odeur du calorifère.
C’est sur le halo, ce mélange d’ombre et de lumière, d’aveuglement qui estompe et de clarté blanche qui se fixe dans la forme qu’Ann Veronica Janssens joue. À deux pas de celle de Jannis, l’œuvre est aussi étrangement spectrale que la sienne. Comme l’est le printemps qui est à la fois le renouveau de la couleur et du mouvement et leur quasi-idéalisation. Rien n’est encore formé, rien n’est encore stabilisé, rien n’est assuré. L’idée flotte encore sans corps et son dynamisme permet toutes les potentialités. Des structures géométriques bougent et glissent comme des corolles soufflées par un vent léger. Comme toujours chez la subtile artiste belge, la matérialité troublante de la lumière s’épanouit en raison directe de l’effacement du spectateur qui s’immerge dans le halo déréalisant. Elle a ouvert la boîte à images de Fernand Léger cinéaste, de Gerhard Richter et de Man Ray pour la renverser comme une boîte de Pandore dans l’espace, retournée tel un gant d’où la géométrie s’échappe, bousculée par les vapeurs et les ondes déformantes, comme fragrance de printemps.
Je me souviens de la première fois où j’ai vu une œuvre de l’artiste. C’était au Grand Hornu, en Belgique, en 2002 je crois. Il s’agissait de Représentation d’un corps rond (1996, Cyberlight,), un halo matriciel de lumière qui happait le visiteur, plongé comme Jonas dans un océan de bleu, dans le ventre de la baleine de la sensualité optique. En 2003, on entrait justement dans l’exposition « Aux origines de l’abstraction (1800-1914) » conçue par Serge Lemoine par une de ses installations lumineuses. L’été dernier, c’était à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne le projet « Laboratoire espace cerveau ».
En mai 2010, au musée Bourdelle, l’œuvre d’Ann Veronica pourrait évoquer, à nos yeux, le deuxième quatrain d’Apollinaire où l’image de la femme et l’image de l’arbre en fleur se superposent dans la transparence, comme une image infraperceptive :
« Or des vergers fleuris se figeaient en arrière
Les pétales tombés des cerisiers de mai
Sont les ongles de celle que j’ai tant aimée
Les pétales flétris sont comme ses paupières ».
Maintenant nous entrons dans le « château neuf » du musée Bourdelle.
Oui, comme dans toutes les demeures historiques, il y a au musée des parties anciennes et puis des parties plus récentes qu’on appellera – puisqu’en mai, « fais ce qu’il te plaît ! » –, le château neuf : c’est la partie rénovée par Christian de Portzamparc. C’est là que vous venez d’entrer avec moi, seuls ensemble, dans un musée Bourdelle II, extension du Bourdelle I.
Comme l’a remarqué le peintre Kees Visser, on passe de l’un à l’autre – à savoir, si vous m’avez suivi (et vous n’avez pas eu le choix), de Bourdelle I à Bourdelle II. Ce passage se fait par un pont-corridor, étrange lieu – ou faut-il parler d’un « non-lieu » pour reprendre l’expression de Marc Augé ? – qui a rappelé à Kees les bunkers qu’il voyait sur les plages de sa Hollande natale, les vestiges du mur de l’Atlantique. Ce lieu, ou ce non-lieu donc, lui a donné la sensation d’être à nouveau à l’intérieur d’une de ces casemates de béton, regardant le large horizon maritime par la meurtrière horizontale qui permettait le déplacement latéral du canon. Le mur à gauche de la mezzanine-bunker est, à cause d’elle, en partie visible et en partie oblitéré. On ne peut en avoir qu’une vue partielle, et toute œuvre ne s’y pourrait voir qu’à moitié. En bas, on aura le nez collé contre la paroi et l’on sera dominé, regardant en contre-plongée.
C’est là que Kees a eu l’envie de placer deux peintures monochromes de format monumental. Depuis 1993 en effet, le peintre aime à réaliser des peintures dont les plans constructifs s’inscrivent sur des murs de plus en plus grands, comme ceux du centre d’art TENT de Rotterdam (2004) avant de devenir sculptures dans la chapelle Jeanne d’Arc de Thouars en 2006 ou à l’église Saint-Eustache à Paris où je me souviens qu’elles formaient comme un labyrinthe de lumière. Lui, le peintre patient et méthodique, passe couche après couche la peinture jusqu’à ce qu’elle devienne une véritable entité, avec un corps, une expression et qu’on entame avec elle un dialogue infini.
En mai, à Bourdelle, les peintures « investissent – selon les propres termes de l’artiste – un espace étroit et en hauteur, à l’écart, éclairé par un rai de lumière zénithale, et sont visibles sur deux niveaux. Installées sur des armatures rigides à distance du mur où côte à côte elles prennent place, elles se présentent plutôt comme des objets tridimensionnels. L’architecture les contraint à se dérober et à les appréhender partiellement, soit à distance ou au contraire de très près selon que le visiteur sera dans la partie haute ou basse du musée. Ces œuvres sont exécutées sur papier mais fixées sur un support rigide […]. Le lieu choisi est un lieu de transition qui permet une découverte de l’œuvre en deux temps : le visiteur qui arrive par la mezzanine a d’abord une vision partielle de l’œuvre depuis la rambarde. Même en se penchant, il lui est difficile de voir le mur et donc les œuvres dans toute leur hauteur. Il se retrouve dans un face-à-face avec le haut, les « têtes » des deux œuvres. Après être descendu dans l’aile Portzamparc, le spectateur en a une vision rapprochée et entière mais qui oblige à lever les yeux. Malgré la monumentalité des œuvres, le corps du visiteur ne se trouve pas écrasé par elles, n’étant pas directement confronté aux peintures dans toute leur longueur. »
Kees Visser est maintenant bien connu en France où il a eu l’été dernier une grande rétrospective au musée Matisse du Cateau-Cambrésis . Il s’était plu alors à dialoguer avec Les Abeilles de Matisse qui ne pouvaient qu’inspirer ce peintre méthodique et puissant. Ce qu’on sait moins, mais qu’il m’a dit, c’est sa passion pour Van Dyck et l’unité de ses figures en pied. C’est sans doute cette notion de « personnage » campé par l’unité colorée qui donne une forte incarnation à ses peintures monumentales. Les figures rectangulaires légèrement biaisées sur leurs côtés sont à la fois hiératiques et mobiles, penchées et denses comme des sculptures dans l’espace.
Richard Deacon construit également une architecture du regard. Son œuvre n’utilise pas l’architecture comme celle de Visser ici, mais fait éprouver la tension entre l’unité d’ensemble, l’unité de structure et la singularité des éléments qui la composent. À la question que je lui posais à ce propos, l’artiste répondit : « Oui les deux sculptures que j’expose sont faites d’éléments qui vont ensemble. Dans le cas de Two By Two la liaison en est très étroite, comme dans un puzzle chinois. More Free Assembly semble plus relâchée bien qu’en réalité la géométrie y soit absolument rigoureuse. En ce qui concerne la fabrication, il est évident que les surfaces et les contacts entre surfaces sont importants dans les deux œuvres. Je pense que la relation à Bourdelle a à voir avec le fait que quelque chose est ou non expressif . »
La sculpture Two By Two (2010) en inox et acier galvanisé est un assemblage de modules géométriques évidés. Fortement polarisée, symétriquement active comme l’est un corps vivant, la sculpture est un organisme où chaque chose, chaque position dans l’espace pose son contraire : seule et ensemble . La sculpture en céramique More Free Assembly 2009, qui reprend le titre d’une sculpture antérieure de l’artiste, est, elle, composée de volumes pleins.
Les sculptures de Deacon sont confrontées aux études et aux fragments des deux monuments de Bourdelle, le Monument aux combattants et défenseurs du Tarn-et-Garonne, 1870-1871 et le Monument à Mickiewicz, 1909-1928. La grammaire monumentale suppose le montage, la liaison d’éléments horizontaux et verticaux. Mais, en dehors de cette grammaire interne, il y a également la relation à l’espace du musée et notamment à l’éclairage, facteur d’unité, dont l’artiste dit : « J’interviens dans deux espaces complètement différents. La première œuvre, au bas de l’escalier qui mène à l’espace inférieur, est une œuvre que vous pouvez voir d’en haut (More Free Assembly). Agencée simplement, elle est complètement placée au sol. La seconde est en face du grand mur vertical dans l’espace principal. Cette œuvre ((Two By Two), bien qu’elle ne soit pas vraiment massive, se dresse. La lumière est très belle dans ces deux espaces, et il y a une conscience de la situation de l’objet en relation avec la lumière qui ressemble à celle de Bourdelle dans les espaces qu’il a lui-même utilisés . »
Richard Deacon n’est pas d’accord avec moi quand j’emploie le mot “lyrique” à propos du tempérament de Bourdelle. Il préfère “romantique” ou “maniéré”. Il m’a fait cette remarque : Bourdelle exagère tellement l’expression que la forme perd en signification . C’est pour ne pas perdre la forme en tant que langage plastique que Deacon, comme il aime à le dire, ne sculpte pas, ne modèle pas, mais fabrique : « Construire des structures, c’est être dans le geste plutôt que dans la matière. »
Détruire – dit-elle, ce titre de Marguerite Duras, Tania Mouraud pourrait le reprendre à son compte pour l’installation vidéo Face to Face (2009) dont elle a réalisé images et bande son de A à Z, dans un volontaire brouillage des frontières entre l’art et la prise de vue dite professionnelle façon National Geographic. Le film montre en boucle des images de la plus importante casse d’Europe près de Duisburg, ville natale du sculpteur Wilhelm Lehmbruck, contemporain de Bourdelle, en Allemagne. Mais si son sujet est la destruction, Tania construit en vidéo une « structure » aussi dense, aussi nécessaire que l’est une sculpture de Richard Deacon. Un wagon entre par la droite, porteur d’appareils ménagers, de machines à laver, d’automobiles, qui vont être concassés, triés et mis en tas par de gigantesques engins, pinces mécaniques et grues. La caméra suivra le geste mécanique jusqu’à plonger dans les bancs de ferraille qui ont les couleurs vives des poissons pris dans la nasse. La bande-son qui accompagne l’installation est celle des bruits industriels enregistrés sur place. L’artiste ne filme pas pour exalter un nouveau matériau pour l’art comme César l’aurait pu faire. Elle ne filme pas la grue comme une araignée de métal sortie d’un cauchemar de Louise Bourgeois. Parfois, c’est plutôt comme si elle filmait dans un immeuble éventré par une quelconque opération immobilière, les papiers peints muraux qui restent à l’air, obscènes traces d’une vie balayée.
Personne ne sait mieux que l’artiste exercer avec lucidité son œil critique d’artiste sur les poches de cruauté de notre temps. Elle confiait à Jérôme Sans en 1989 : « Si politique signifie questionner la réalité, démasquer les préjugés, traquer l’idéologie, faire une mise au point sur la réalité, alors mon travail est essentiellement politique . » Notre société gaspille, détruit. Tania le dit : « En filmant ces rebuts, leur beauté, leur étrangeté, je souhaite que le visiteur soit à la fois attiré et interpellé par les images et le son. Je souhaite rendre palpable l’accumulation de déchets du quotidien, de notre civilisation de la consommation, montrer le « backstage », ce qu’elle génère, sans pathos et sans condescendance. »
La première idée de l’artiste était même de faire réaliser un tapis de téléphones portables sur lequel le spectateur aurait eu du mal à garder l’équilibre.
Mais cet appel militant – on connaît l’engagement de l’artiste, sa vidéo Ad Infinitum sur les baleines du golfe du Mexique présentée au musée des beaux-arts de Nantes l’été dernier, « Roaming », son exposition spectaculaire au musée de la Chasse et de la Nature à Paris en 2008 où la vidéo était très présente également – en faveur de l’environnement tressaille en son cœur même d’une autre blessure, plus profonde encore, ouverte au milieu du XXe siècle où d’autres trains, d’autres tas horribles, d’autres odieuses rationalisations reviennent en mémoire. Un avion passe au-dessus de la casse, et (dans notre texte) résonne une fois encore la voix du « mal-aimé », la voix d’Apollinaire :
« Sur le chemin du bord du fleuve lentement
Un ours un signe un chien menés par des tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que s’éloignaient dans les vignes rhénanes
Sur un fifre lointain un air de régiment ».
Dans tout lieu, il y a un trésor. Ce trésor est forcément sous terre et il est forcément caché, ne serait-ce que parce qu’on doit descendre quelques marches, baisser la tête, passer une porte qui grince, se retrouver dans le noir et essayer de voir pour choisir son chemin. Le trésor fait le vide autour de lui : pour en jouir vraiment, il faut être le seul à l’avoir découvert. C’est pourquoi tout lieu où il y a un trésor devient de ce simple fait une île déserte, l’Ile au trésor (Die Schatzinsel). Il y a une île de cette sorte au musée Bourdelle, cachée dans les entrailles de la vieille demeure, une île où l’on ne va pas ordinairement, parce qu’elle suppose un voyage. Le trésor du musée Bourdelle vaut pour tous les trésors des musées du monde : ils réveillent la part d’enfance en chacun de nous. Il est enfoui dans la part de rêve que le temps aboli et que les gestes d’autrefois abandonnent sur la grève, sur la plage comme des laisses de haute mer qui vont s’animer à nouveau.
À Bourdelle, l’île aux trésors s’appelle la réserve des moules à pièces. Ces moules servaient à réaliser les petites sculptures ou des parties de grandes statues : les praticiens de Bourdelle, le maître lui-même y ont mis la main. Et les étagères aux moules où s’accrochent les coques soulevées par les grandes marées du plâtre, ces coques vidées mais qui gardent l’empreinte de leurs trésors, renversent la sémiologie usuelle des trésors, reportant la valeur sur le récipient. Aussi vrai que le sarcophage égyptien est la caisse qui contient le trésor de la momie, aussi vrai qu’elle épouse la forme et le destin de celle-ci, nourrissant de ses dessins rituels la vie du défunt dans l’au-delà, le moule à pièces est un viatique, la possibilité d’une forme. Rodin n’avait-il pas, avant son élève Bourdelle, mis au point la technique du marcottage, reprenant les « abattis » (les morceaux de corps), les formes de ses sculptures anciennes, les associant et les mêlant à d’autres pour en faire vivre de nouvelles ? Ce n’est pas par hasard si les moules à pièces, qu’on pourrait voir comme les cercueils d’une cérémonie funèbre, sont en fait les barques d’un nouveau voyage, d’un flux de vie. Ce sont des matrices, des fourreaux, des gaines d’un engendrement qui ne peut cesser.
C’est ce qu’a bien compris Claude Lévêque. Lui seul d’ailleurs pouvait le si bien comprendre, lui : l’artiste du flux. Le vent dans les étoffes, la ritournelle, l’ondulation des couleurs détachées de leur support par la lumière, le clapotis du Lac des cygnes, les fluorescences en lumière noire (de Wood), l’univers de l’enfance – de Barbie à Mehdi (Belle et Sébastien) –, « Le Grand Sommeil » au MAC / VAL en 2006, tout l’art de Claude Lévêque est lié à l’autobiographie. Il confiait à Diane Watteau que ses « dispositifs sont un retour sur l’enfance, même [s’il] aborde des éléments de société et d’actualité ». Il précisait : « Des émotions, des effets de lumières et de sons se concentrent dans un langage qui, à un moment donné, pose des questions, agit et fait miroiter [...] Le lien s’est créé à la fois parce que j’aborde un monde onirique lié à l’enfance, mais aussi au jeu. J’aime m’amuser avec tous ces codes et prendre du plaisir à créer des situations particulières. Manipuler la construction psychologique, sensorielle. L’enfance est perdue. Mais cet univers lointain me fascine parce que c’est l’arrivée dans le monde. Un état contemplatif que j’ai conservé, je le crois bien. »
L’installation sonore et lumineuse « imprègne » l’ensemble de la réserve des moules à pièces et des restes de plâtre des fondeurs. Dans ce lieu bas de plafond, pas moyen d’échapper à l’environnement. Mais le voulons-nous ?
D’abord, L’Ile au trésor est un hommage à l’usage que Bourdelle faisait lui-même – en virtuose, comme le rappelait Richard Deacon – de l’éclairage et aussi de la photographie . On sait que Bourdelle aimait prendre de nuit des photographies de ses sculptures dans l’atelier, renouvelant le geste de Steichen : « Je passe mes nuits à photographier », écrivait-il à Rodin en 1901, et le musée conserve maints clichés de coins d’atelier où le blanc des plâtres est mis en valeur et les effets d’ombre lyriques. Le dispositif de Lévêque met, de la même manière en valeur certains membres, des visages, des moules, des fragments de plâtre en les éclairant en blanc avec une vingtaine de petits projecteurs. Les ombres sont littéralement portées par certaines sculptures. Il en est de la mort comme il en est de la vie, et qui veut faire l’ange fait la bête. Un petit personnage dans une immense main ou encore un ange sont les hôtes singuliers d’une pompe funèbre, d’une danse macabre légère, au sourire sensible.
L’œuvre de Lévêque a, par-delà le plaisir festif et partagé de la rencontre nocturne sous les projecteurs changeants et les lumières baladeuses, le caractère irréel du bal du Grand Meaulnes d’Alain Fournier, lieu où l’on n’arrive jamais et d’où pourtant l’on ne revient pas (comme l’est l’enfance réussie), sinon dans l’invention du souvenir. Mais elle a aussi des liens avec une histoire de l’art insolente où, comme dans les peintures saisissantes d’Adolf Menzel, les fragments de plâtre sont subvertis par leur propre étrangeté. Dans une fluorescence mauve qui rappelle l’ambiance et les tons de nacre de la loge de l’Opéra que Marcel Proust décrit telle une grotte sous-marine au début de Du côté de Guermantes, une cloche nous rappelle que, comme dans le mythe platonicien, nous sommes dans un souterrain où la lumière n’est qu’entrevue avec le mystère
« Tandis que s’éloignait dans les vignes rhénanes / Sur un fifre lointain un air de régiment / Le mai le joli mai a paré les ruines », écrivait Apollinaire en mai 1913.