Musée des beaux-arts et d’archéologie
Imprimerie Céas, Valence
2011
Court-circuit par Philippe-Alain Michaud
Smoking&Brillantine 2011
Dimensions variables
Acier
Philippe-Alain Michaud est conservateur chargé de la collection des films au Centre Pompidou. Il est l’auteur de Aby Warburg et l’image en mouvement (1998), Le peuple
des images (2002), Sketches. Histoire de l’art, cinéma (2006) et de nombre d’articles consacrés à la place et à la fonction du film dans le système des arts contemporains. Il
a été commissaire des expositions Comme le rêve le dessin (2004), Le mouvement des images (2006), Images sans fin. Photographies et films de Constantin Brancusi (2011), au
Centre Pompidou ; mais également de Nuits électriques à la maison de la photographie à Moscou (2010) et de Tapis volants à la Villa Médicis à Rome (2011).
La sculpture se compose de lignes sinueuses réalisées d’après un dessin aléatoire reporté sur un fer plat de quarante millimètres de large par quinze d’épaisseur, monté sur des pieds en fer carré de trente par trente millimètres. Les lignes sont divisées en vingt sept segments indépendants et permutables, différant les uns des autres par la couleur (quatorze couleurs franches ont été utilisées), la hauteur, la longueur et le tracé.
« Au début j’ai dessiné un ensemble de lignes divergentes qui devaient s’assembler toujours de la même façon en une sculpture dont la forme finale ne varierait jamais. Puis j’ai réalisé une maquette pour en fixer la hauteur, la largeur l’épaisseur et la couleur. L’idée de la sculpture naît chez moi avec la fabrication méthodique d’un ensemble de maquettes en carton : le découpage, le collage et la colorisation me permettent de voir la pièce en trois dimensions. Je voulais que cette sculpture garde un caractère aléatoire et non-fixé, qu’elle ne se fige pas en une forme prescrite par un plan de montage déterminé. J’ai commencé à dissocier les lignes jusqu’à démanteler entièrement l’ensemble : chacune des lignes du dessin, dont parfois je ne retenais qu’un fragment, est devenu un élément distinct auquel j’ai ajouté, en passant à l’échelle réelle, un support d’une hauteur spécifique et une couleur tranchée. Je voulais construire une pièce libérée des contraintes formelles usuelles de la sculpture et qui s’opposent aux sculptures précédentes Road Movie (2008) et Flying Colors (2010) qui s’assemblent « au millimètre » et dont le dessin impose une orientation précise dans l’espace. J’avais envie d’une sculpture en mouvement, un peu à la manière des morceaux de fils coupés qu’une couturière aurait laissés éparpillés sur une table après un démontage. »
Pour dénouer cet écheveau de fils dont se constitue littéralement Smoking & Brillantine il faut revenir loin en arrière, à une pièce de 1988, Emmanuelle, dans laquelle une ligne aléatoire montée sur des barreaux de bois peint se trouvait transformée en barrière ondulante et fluide : d’un côté, l’idée de la limite et du non man’s land où s’annonçait le thème récurrent dans la sculpture d’Elisabeth Ballet de la spatialité close dont la cage circulaire de Trait pour trait reste l’archétype ; de l’autre, le défilement d’une ligne interminable et sinueuse, une image de route, dont Eyeliner, Road Movie puis Flying Colors (2010) déclineront le motif jusque dans ses connotations filmiques, avant que Smoking…ne vienne le nouer sur lui-même, l’enchevêtrer et le bousculer :
_ La première des "Road Pieces", Eyeliner, est un long ruban constitué de cinq bandes de caoutchouc représentant une route, avec les marquages au sol blanc sur noir, qui se déploie souplement dans l’espace, comme pourrait le faire une pièce de tissu à moitié déroulée. « Chaque fois que je déroule les bandes de caoutchouc, la sculpture prend un nouvel aspect. Dans mes préconisations j’indique l’espace nécessaire minimum à son installation, je note qu’elle ne doit pas être posée contre un mur, on doit pouvoir tourner autour. »
Road Movie, ‘film de route’, ou ‘se déroulant sur la route’ épouse la structure circulaire des échangeurs routiers : « Neuf lignes de couleurs différentes ondulent irrégulièrement puis s’étirent en formant un large tourbillon, et ressortent de l’autre côté à peine modifiées. Des lignes, des routes, des niveaux topographiques, on pense à tout cela en même temps. (On pense aussi à de la peinture qui coule, à une bobine de fil qui se dévide). La sculpture est supportée par une multitude de montants en aluminium peints en blancs ; on peut se glisser dessous, et avoir l’impression d’être emporté dans le mouvement. »
Enfin, Flying Colors évoque la persistance du tracé que laissent les feux arrière des automobiles roulant côte à côte sur une voie rapide la nuit sur de la pellicule ultra-sensible : « Seize lignes rouges de douze mètres de long et quinze autres de couleur jaune de six et douze mètres se suivent et se poursuivent. Les barres parallèles jaunes sont placées en dessous, ou à côté des barres rouges, puis toutes sont cintrées provoquant un virage élargi à gauche de l’axe central bien marqué par un alignement strictement régulier. Cette disposition des lignes est brouillée par le déplacement du spectateur selon qu’il se trouve à un point ou à un autre de la sculpture ou sur le côté : les barres sont étroites et épaisses (vingt cinq millimètres d’épaisseur par cinquante de hauteur) aussi, dès qu’il se décale de l’axe central de la sculpture, il voit s’épaissir les couleurs rouges et jaunes plus ou moins visibles. » A la sortie du virage qu’épousent les lignes de couleur parallèles, la sculpture s’interrompt brusquement, comme un tronçon découpé dans l’anneau d’un circuit.
Ruban plissé, effiloché, tronçonné : autant d’opérations qui mettent en question l’évidence référentielle des sculptures pour en faire ressortir le caractère fabriqué. Dans un entretien publié dans Artforum en 1966, Tony Smith évoquait le sentiment simultané de dénaturalisation de la nature et de déréalisation de l’art qui l’avait frappé une nuit qu’il conduisait seul sur une route déserte : « C’était une nuit sombre, il n’y avait pas d’éclairage ni de signalisation sur les côtés de la chaussée, ni de lignes blanches, ni de glissières de sécurité, ni quoi que ce soit, rien que l’asphalte qui traversait un paysage de plaines entouré de collines au loin, mais ponctué par des cheminées d’usine, des pylônes, des fumée et des lumières colorées. Ce parcours fut une expérience révélatrice. La route et la plus grande partie du paysage étaient artificiels, et pourtant on ne pouvait pas appeler ça une oeuvre d’art. D’autre part, je ressentais quelque chose que l’art ne m’avait jamais fait ressentir. Tout d’abord je ne sus pas ce que c’était, mais cela me libéra de la plupart des opinions que j’avais sur l’art. Il y avait là, semblait-il, une réalité qui n’avait aucune expression en art. L’expérience de la route constituait bien quelque chose de défini, mais qui n’était pas totalement reconnu. Je pensais en moi-même : il est clair que c’est la fin de l’art." [« Talking with Tony Smith », in Artforum, New York, vol. 1, no. 4, décembre 1966, pp. 18–19.Cité par Jean-Pierre Criqui, “Tric Trac pour Tony Smith”, Un trou dans la vie. Essais sur l’art depuis 1960, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 41. Jean-Pierre Criqui a d’ailleurs consacré un texte à la sculpture Trait pour trait « Un moment dans la cage », Domaine de Kergehennec, 1993.]
Formons l’hypothèse que si la route est devenue pour Elisabeth Ballet une occasion de sculpture, c’est parce qu’elle est l’image, comme l’indiquait Tony Smith, du protocole de la recherche. C’est ainsi que par un retournement de l’oeuvre achevée sur son processus d’élaboration, la maquette n’apparaît plus comme une étape préparatoire ou un passage obligé de la sculpture : c’est la sculpture elle-même qui devient la réalisation de sa propre maquette. Plissés, circonvolutions, découpure : dans Smoking les trois procédés compositionnels déclinés dans les pièces antécédentes se combinent et s’entremêlent, tandis que le ruban asphalté de la route se délite et devient un écheveau de rubans colorés, par une sorte de dérivation métonymique – c’est-à-dire sous l’influence d’une pièce plus ancienne, Olympia, pour la réalisation de laquelle, en 2000, l’artiste agrandit démesurément trois douzaines d’épingles qu’elle utilise dans le bâti de ses maquettes et les dispose librement dans l’espace, comme un mikado géant.
Formons l’hypothèse que si la route est devenue pour Elisabeth Ballet une occasion de sculpture, c’est parce qu’elle est l’image, comme l’indiquait Tony Smith, du protocole de la recherche. C’est ainsi que par un retournement de l’oeuvre achevée sur son processus d’élaboration, la maquette n’apparaît plus comme une étape préparatoire ou un passage obligé de la sculpture : c’est la sculpture elle-même qui devient la réalisation de sa propre maquette. Plissés, circonvolutions, découpure : dans Smoking les trois procédés compositionnels déclinés dans les pièces antécédentes se combinent et s’entremêlent, tandis que le ruban asphalté de la route se délite et devient un écheveau de rubans colorés, par une sorte de dérivation métonymique – c’est-à-dire sous l’influence d’une pièce plus ancienne, Olympia, pour la réalisation de laquelle, en 2000, l’artiste agrandit démesurément trois douzaines d’épingles qu’elle utilise dans le bâti de ses maquettes et les dispose librement dans l’espace, comme un mikado géant. Formons l’hypothèse que la force d’aimantation d’Olympia peut faire se déliter les routes et les changer en un monceau de fils multicolores. Ainsi s’élabore le travail d’Elisabeth Ballet, selon une logique obéissant aux lois du déplacement et de la contradiction et strictement limitée au champ d’interaction des oeuvres, une logique rêveuse et ludique dont sa dernière pièce en date, dans son enchevêtrement non-fixé, reste l’image la plus fidèle.
Short Circuit
_ Smoking & Brillantine, 2011 by Philippe-Alain Michaud
Dimensions variable
Steel
Philippe-Alain Michaud is Chief Film Curator at the Centre Pompidou. He is the author of Aby Warburg and the Image in Motion (2004), Le peuple des images (2002), Sketches.
Histoire de l’art, cinéma (2006) and numerous articles on the place and function of film in the contemporary arts. He curated the exhibitions Dreaming and Drawing (2004),
The Movement of Images (2006) and Images without End : Photographs and Films by Constantin Brancusi (2011) at the Centre Pompidou, as well as Electric Nights at the Moscow
House of Photography (2010) and Flying Carpets at the Villa Medici in Rome (2011).
The sculpture is made up of the sinuous lines of a random drawing, transferred
onto flat pieces of metal 40 mm wide and 15 mm thick, and standing on metal legs
30 mm square. The lines are divided into 27 independent, interchangeable segments,
all different in terms of their 14 bold colours and their height, length and contours.
“I started out by drawing a group of diverging lines that were supposed to always come together in the same way, as a sculpture whose final shape would be invariable. Then I made a model to get the height, width, thickness and colour right. The idea for a sculpture comes to me with the methodical putting-together of a group of cardboard models : the cutting-up, gluing and
colouring let me see the piece in three dimensions. I wanted this one to have a random, non-fixed shape, and not a preordained form dictated by the assembly process. I began by dissociating the lines and ended up dismantling the whole thing : each line from the drawing – in some cases I only kept a fragment – became a separate component ; then I moved on to the full-size work, adding a stand of a specific height and a powerful colour. I wanted to make a piece free of the standard sculptural constraints and different from the earlier Road Movie (2008) and Flying Colors (2010) Fig.1, which fit together with absolute precision and call for a specific spatial orientation. I wanted a sculpture that moved, a little like the scraps of thread a
seamstress leaves scattered on a table after unpicking a garment.”
To untangle the threads Smoking & Brillantine (“Tuxedo and Brilliantine”) is quite literally made up of, we have to go back a long way : to the 1998 piece Emmanuelle , whose random line on wooden uprights turns into a fluid, snaking barrier. On the one hand there
was the idea of a boundary and a no man’s land, signalling a recurring theme in Elisabeth
Ballet’s sculpture : the spatial enclosing of which the circular cage of Trait pour trait
(“Line for Line”) remains the archetype. On the other was the unfolding of an interminable, meandering line – a road image – that Eyeliner (2007), Road Movie (2008) and Flying Colors (2010) detailed right down to its filmic connotations ; until Smoking & Brillantine came along to knot and tangle and shake it up.
Eyeliner, the first of her “Road Pieces”, is a long ribbon, five strips of rubber – a black road with white markings – unfolding a bit like a bolt of cloth : “Every time I unroll the rubber strips the sculpture looks different. In my instructions I indicate the minimum space the installation requires and mention that it should not be placed against a wall : you have to be able to move around it.”
Road Movie adopts the circular structure of freeway interchanges : “Nine different-coloured wiggly lines stretch into the distance, form a broad vortex, and then emerge beyond it all but unchanged. Lines, roads, new topographies – you think of all these things at the same time – but also of runny paint, or a spool of thread unreeling. The sculpture sits on a host of aluminium uprights painted white : you can slip underneath and have the impression of being
swept along by the movement.”
Lastly comes Flying Colors, with its suggestion of the parallel tracks left on film by
the tail-lights of cars on a freeway at night : “Sixteen red lines 12 metres long and fifteen
yellow ones 6 and 12 metres long, following and pursuing each other. The parallel yellow
bars are placed underneath, or beside the red ones, then the whole thing is bent to form a
wide, regular, strictly aligned curve around the main axis. The arrangement of the lines is
shuffled by the viewer’s movement, depending on the point he is at along the length of the work and whether he is looking at it from above, below or the side. The bars are narrow and deep – 25 mm x 50 mm – and as the viewer moves away from the main axis the red and the yellow become thicker and more or less visible.” Emerging from the bend followed by the parallel lines of colour, the sculpture comes to an abrupt halt, like a section cut out of an electrical circuit.
A ribbon that’s been creased, frayed, chopped up, in a series of operations that challenge the referential obviousness of the sculptures so as to reveal them as made objects. In an interview published in Artforum in 1966, Tony Smith talks about the simultaneous feeling – of the denaturing of nature and the dematerialising of art – that struck him one night as he drove down an empty road : “It was a dark night and there were no lights or shoulder markers, lines, railings or anything at all except the dark pavement moving through the landscape of the flats, rimmed by hills in the distance, but punctuated by stacks, towers, fumes, and colored lights. This drive was a revealing experience. The road and much of the landscape [were] artificial, and yet it couldn’t be called a work of art. On the other hand, it did something for me that art had never done. At first I didn’t know what it was, but its effect was to liberate me from many of the views I had had about art. It seemed that there had been a reality there that had not had any
expression in art. The experience on the road was something mapped out but not socially
recognised. I thought to myself, it ought to be clear that’s the end of art.” 1
If the road has become a sculpture opportunity for Elisabeth Ballet, it’s because it’s the very image, as Smith pointed out, of the methodology of research. And so, in a folding-back of the finished work on the process of its making, the model no longer appears as a preliminary or a necessary stage : the sculpture itself becomes the realisation of its own model. Creases, convolutions, cutting-off : in Smoking & Brillantine the three compositional processes worked through in the preceding pieces combine and intermingle, while the asphalt ribbon of the road breaks up and becomes a tangle of coloured ribbons : either through a kind of metonymic shift or under the influence of an older work, Olympia (2000), for which the artist enlarged enormously three dozen of the sewing pins she uses to assemble her scale models and spread them about in the exhibition space like a giant game of pick-up-sticks. Let’s suppose that the
magnetic force of Olympia can make roads break up into a pile of multicoloured threads.
This is the way Elisabeth Ballet’s work takes shape, following a logic governed by the laws
of displacement and contradiction and strictly limited to the field of interaction : a dreamy, playful logic of which her most recent work, with its unstable entanglement, remains the
truest image.
1 “Talking with Tony Smith”, in Artforum, New York,
vol. 1, no. 4, December 1966, pp. 18–19. Reprinted in
Charles Harrison & Paul Wood, Art in Theory : 1900–2000,
Oxford, Blackwell, 2003, p. 760.