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SCULPTURES

1985
Installation
Villa Médicis, Rome


La construction à partir de plaques de carton m’a permis de faire des sculptures de grande dimension en relation avec la ville. Rome : les monuments ; le carton : la mise en caisse.

8+temple+2 1985
Carton peint
H300/L330/P200cm
Collection du FRAC Poitou-Charentes

32… 1985
Carton
H270/L270/P221cm

27 caisses 1985
Carton
H150/L270/P221cm
Collection du FRAC Bourgogne

16 caisses + 1 1985
Carton
H180/L300/P270cm

4 + 14 1985
Carton
H200/L8500/P200cm
Collection du FRAC Bourgogne

Façades

En demeurant dans le champ spéculatif de l’ironie, on peut prétendre que le carton substitue la pierre comme une mauvaise monnaie chasse la bonne. Et le caractère utilitaire du carton renforce cette métaphore propre à toute économe d’échange. Mais le propos des sculptures présentées par Elisabeth Ballet déploie des enchaînements de sens beaucoup plus complexes. Abandonnant à d’autres, morts encore survivants, le soin d’accuser, témoigner, stigmatiser avec les instruments déchus de la société de consommation.
Le premier degré de lecture de son œuvre bénéficie directement de l’évident décalage entre l’apparence d’architectures défiant l’éternité et leur enveloppe de carton, fragile, légère, périssable. Un matériau à l’aspect relativement ingrat, mais qui permet de construire sans qu’on le dépossède de ses caractéristiques. Qu’il soit tombeau ou escalier, le carton projette avant tout au regard son aveuglante évidence.
D’emblée, il évoque l’idée d’emballage, de déplacement, de mutation. Le provisoire d’une situation. Ces architectures corsetées de carton semblent en attente, prêtes à être emportées. A l’abri d’une membrane dérisoire, elles distillent une dimension très particulière du temps, où le silence abolit toute vitesse circulatoire. Que l’effort tende à créer des pesanteurs avec un matériau qui n’est rien, ou, plus rarement, à suggérer le vertige aérien à l’aide de briques, il s’agit d’entrechoquer des éléments étrangers et de perturber un ordre établi.
Au commencement était donc la mise en caisse. Le coffrage. L’emprisonnement. Qu’on ne saurait confondre avec l’emballage. « Pour moi, pas question de faire des paquets, comme Christo. Si je devais faire un emballage, ce serait pour le mettre en caisse ». La logique de l’enfermement canalise la dissémination signifiante : aucune perte de sens dans ce monde totalement étanche. Clos par nécessité.

Représentation
Réutiliser le passé sans revenir en arrière. Les constructions d’EB proposent des degrés divers de suggestion référentielle. Le libre jeu des associations demeure un délice pour l’esprit ; à condition de ne pas en faire une fin en soi. Malgré les colonnes, les frontons, les entablements, il ne s’agit pas de ruines artistiquement apprêtées pour la vitrine d’un styliste. Qu’il soient tombeaux arrachés à la mouvance étrusque de Cerveteri ou Tarquinia ; carène immergée qui, par un possible retournement, devient nef de cathédrale ; obélisque sectionné ; temple parcouru de fractures ; octogone de Castel Del Monte radiographiés ; architectures victoriennes étouffées par des buildings new-yorkais. Tous fragments, qui conservent leur densité conceptuelle. La constellation des références, qui fourmille de scissions et de regroupements nouveaux, se voit traitée comme une potentialité d’expression.
Les signes du passé, ici connotations architectoniques, sont utilisés de la même manière que l’arte povera exploitait les matériaux bruts, il y a une quinzaine d’années. En objets trouvés, débarrassés de leur sens métaphorique.
L’œuvre en devenir d’EB annonce peut-être certaines altérations de l’ère de la représentation impétrante, un retour insensible au primat de l’idée, à une création plus froide et plus construite. Une sorte de « néo constructivisme » qui refuse autant le pur plaisir de l’œil que le matériau brut pour lui-même. Au milieu des signes du passé, qui s’enchaînent en échos infinis, EB agence d’évidentes citations comme autant de conventions linguistiques. Détourné de son sens originel, investi d’une charge architectonique et picturale, l’objet sculpté affirme son pouvoir déstabilisant. Il devient, à force d’ascèse et de scansions rationnelles, pourvoyeur de vertige.

Morcellement/hasard
Couper la sculpture en morceaux. Ou bien la reconstituer ? En effet, par le cheminement mystérieux d’une quête d’Isis à rebours, les œuvres sont sectionnées en unités vérifiables, assimilables, stockables. Consommables.
Mais ce n’est pas une mise à mort qui s’accomplit. Pas plus qu’une gigantomachie entre réalité tangible et transfiguration par le souvenir. Plutôt faudrait-il parler de méiose ironique, où point une subtile aspiration à émerger, une très contrôlable tension intérieure qui se heurte à la façade lisse des caisses. Entre l’emprisonnement et le débordement, on contemple un moment d’équilibre parfait, une sorte de déstabilisation dynamique gelée. Une stase transitoire qui participerait du même métabolisme que les deux extrêmes entre lesquels elle prospère.
« Je coupe en morceaux l’obélisque de manière à ce que les blocs rentrent dans des caisses uniformes. Les caisses semblent l’emporter. Le socle dépasse pourtant, car il est trop volumineux. Les caisses ont fait leur travail. Elles ne peuvent faire mieux ».
Est-ce à dire que l’escalier (16 caisses + 1 - 26 février/11mars 1985), le temple (27 caisses – 5/19 février 1985) et l’octogone (32… - 20 janvier/1er février 1985) sont des instantanés d’équilibre parmi d’autres possibles ? Pouvait on empiler latéralement les blocs de l’obélisque (4+14 – avril), comme dans un hangar d’aéroport ? Cela reviendrait à priver le geste créateur de sa teneur discursive.
Si l’imbrication des éléments paraît procéder du hasard, c’est, à tout le moins, d’un hasard savamment organisé qu’il s’agit. Où des directions impératives se dessinent. Comme le pullulement incohérent des atomes devient matière, selon Lucrèce, lorsqu’il s’organise en chute oblique dans l’atmosphère. Comme le réel ne peut qu’être polymorphe et insaisissable, et néanmoins fruit de la nécessité, selon le « Rêve d’Alembert » rapporté par Diderot : « Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces… tout est en un flux perpétuel (…) Naître, vivre et passer, c’est changer de forme ».
Tirés hors du chaos mobile par quelque secret magnétisme, les constructions d’EB sont impitoyablement renvoyées à leur armature polygonale. Voilà que la nostalgie des origines se réfugie dans un tropisme géométrique. Et malgré leur cruelle perte de substance, ces objets continuent de renaître à la vie. De la même manière qu’Osiris s »éveille au cycle des saisons, que le cœur d’amants pétrifiés continue de battre, ou que les coups de couteau et la pendaison ne peuvent avoir raison du délire érotique des mandarins merveilleux.

Espaces/regard
L’erreur la plus impardonnable serait de présenter ces aérolithes de carton dans un décor naturel, ou, pire, de les confronter à des ruines antiques. Ils sont aussi peu des monuments en réduction que les palais dans les peintures de Poussin servent de machines à habiter. Dans les deux cas, l’ébauche de syntaxe architecturale, par sa nature essentiellement symbolique, n’aspire qu’à se faire matrice dimensionnelle.
Ces objets doivent donc, s’ils ne veulent perdre leur résonnance émotive, prendre place dans une architecture forte et rugueuse, sous un éclairage froid qui annule les ombres entre elles, comme les modules réfractés d’un monde intérieur.
« La question n’est pas de pénétrer au sein de mes constructions, car dedans, il n’y a rien ». Cette architecture n’est pensée de l’intérieur que dans la mesure où elle fait ressentir le vertige des murs. Le mur comme confins d’une projection dont la source lumineuse serait une sorte d’horizon intérieur de l’œuvre ; telle l’explosion d’une matière fissile s’écrasant sur des parois de verre.
L’intérieur appelle la façade. Avec urgence.
Et la conscience observante découvre au centre de sa focale le vide qui soude l’architecture feinte à son emballage. Ce vide où l’air a cessé de circuler. Comme la réserve d’or devient tout dans les mosaïques byzantines, et la figure presque rien.
Le regard attentif révèle donc le sens profond du discours sculptural : il est devenu une sorte d’herméneutique in progress du volume ; c’est à dire un discours sur la perception.
Car la suspension du temps s’obtient au prix de l’affirmation de l’espace. Malgré leur fragilité matérielle, ces objets sont durs avant tout, et leurs surfaces sont réfléchissantes. Une contemplation prolongée de ces solides ne trahit aucune transparence, mais accentue leur silence intérieur ainsi que la rotation de leurs plans dans le sens de la profondeur, vers une sorte d’ultime noyau pré culturel. Innommable. Celui, mythique, des polyèdres en suspension dans l’éther.
Le spectateur se retrouve alors isolé devant l’objet. Et ne demeure que la trace du regard renvoyé. La mesure d’une distance.
Prenant des formes provisoires dans des enveloppes solides et reconnaissables, la variation constante du point de vue a fini par devenir le sujet central du procès sculptural.

Nuit
Reprendre les formes. Les déplacer. Les restituer.
« Je fabrique pour déplacer, puis replacer quelque part ». Mouvement, dénaturation, altération supposent un premier recul par rapport au matériau représenté. Auquel le carton apporte une distanciation supplémentaire. La structure profonde de l’œuvre se démonte ainsi en une série d’échos assourdis, qui nous installe dans le domaine du dédoublement infini de la perception. Dernière étape d’un jeu de réflexions dialectiques ambiguës.
Dernière ? Pas tout à fait. Un ultime renversement d’optique achève de rendre la démarche complexe.
En l’absence de tout signe liquide, Elisabeth Ballet nous propose une matière asséchée, lyophilisée, où toute forme est réduite à son ossature moléculaire. Qu’elle semble avoir découpée à une sorte de désert lunaire.
Alors que ces métaphores ironiques du marbre paraissaient d’abord devoir se révéler sous une lumière solaire, il semble bien que leurs arêtes fragiles ne veuillent vibrer qu’au rythme de palpitations nocturnes. Car leurs cadences secrètes appartiennent résolument à l’empire de la nuit.
Une nuit d’encre. Où les hordes d’étoiles filantes s’évanouissent aux confins du désert. Et où la conscience en extase, telle qu’à su l’exprimer le poète soufi Djallal-El-Dîn Rûmi, s’émerveille de mesurer son pouvoir au-delà du néant :
« Le silence étreint ma langue.
Et pourtant, sans langue, je continue à parler, cette nuit ».
Guy Cogeval

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texte du catalogue par Guy Cogeval