2002
Musée d’art contemporain, le Carré d’Art
Nîmes (FR)
DE LA RELATIVITÉ DES PLACES
(LA LEÇON D’EMMANUELLE)
Michel Gauthier
Prenons un anneau en or. Il a un trou, et ce trou est aussi essentiel à l’anneau que l’or.
Alexandre Kojève
Dehors ou dedans. Immobile ou en mouvement. En ordre ou en désordre. Vu ou voyant. Ces couples de contraires, l’œuvre d’Elisabeth Ballet semble se construire, se développer en les activant, en les mettant en scène. C’est à les repérer dans les différents avatars qui sont les leurs dans la double enfilade des salles du Carré d’art de Nîmes, à l’occasion de l’exposition intelligemment intitulée Vie privée, et surtout à comprendre le sens qui peut être celui de chacun d’entre eux et de leur suite articulée que les pages qui suivent vont s’employer.
Nombre de pièces d’Elisabeth Ballet se présentent comme des appareils déterminant un enclos, autrement dit, comme des clôtures. Au gré des occurrences, la forme et le matériau de la clôture changent mais le principe perdure : la sculpture occupe moins un espace qu’elle interdit l’accès à une portion de l’espace, portion qui demeure vide. La sculpture se voit ainsi conférer un rôle qui n’est pas d’ordinaire le sien, puisqu’il s’agit moins pour elle de consister en un corps tentant d’exister pour lui-même que de dessiner une ligne de démarcation autour d’une parcelle d’espace. En d’autres termes, cette sculpture tend à fonctionner moins comme un objet que comme une frontière ; elle cherche moins à remplir telle partie d’un lieu qu’à diviser ce dernier en deux parties : celle dont l’accès est interdit et celle, proprement triviale, qui semble n’avoir d’autre détermination que de n’être pas la première, que d’être extérieure à l’enclos.
Le parcours de Vie privée débute d’ailleurs avec l’un de ces dispositifs d’enceinte, au demeurant bien singulier. En effet, Bande à part (2001) se présente comme une structure aux imposantes dimensions, constituée d’une barrière aux tubulures d’aluminium, aboutée à une construction de parpaings de hauteur similaire. La barrière circonscrit un seul grand espace ; les murets, quant à eux, en délimitent quatre, beaucoup plus petits. Cependant, si cette pièce emprunte son titre à la série noire aux accents de comédie burlesque que Jean-Luc Godard réalisa en 1964, elle ne donne à ses acteurs, contrairement à celle-ci, aucun espoir de magot à ravir . La barrière et les murets ne protègent rien d’autre que la vacance de leurs intérieurs. Deux salles plus loin, l’artiste a ménagé, avec Contrôle 3 (1996), un autre de ces espaces réservés : un grand capot de plexiglas légèrement teinté, garantissant tout à la fois les parfaites visibilité et inviolabilité d’un intérieur qui se résume en fait à une couche, sur le sol, d’un sable resté vierge de toute empreinte de pas, à la différence de celui répandu alentour, que les déplacements des spectateurs contemplant cette grande vitrine vide ne tardent pas à maculer et bouleverser . Si, dans l’exposition nîmoise, Bande à part et Contrôle 3 sont les deux manifestations les plus patentes d’une conception de l’œuvre comme pur enclos, d’une pensée de la sculpture comme enceinte du vide, d’autres pièces, à leur manière, en témoignent également. Quand je regarde les deux films vidéo Schlüterstrasse et Schlüterstrasse, neige (2000), je me retrouve là aussi confronté à une construction dans laquelle je ne peux pénétrer. Ce n’est certes plus Bande à part mais Fenêtre sur cour : l’épreuve de l’extériorité reste toutefois analogue. De la même façon, les images vidéo de la pièce intitulée Vitrines, Paris-Berlin 1996/1997, qui montrent, à travers des vitrines, des espaces éclairés mais inoccupés – halls d’hôtels, bureaux, gymnases et autres espaces plus ou moins identifiés – me font me heurter à une frontière qui laisse passer le regard, non le corps, une frontière certes usuelle mais que la qualité ou, plus justement, l’absence de qualité des espaces qu’elle délimite et isole rend malgré tout un peu arbitraire et superflue.
Si les deux remarquables pièces clôturantes que sont Bande à part et Contrôle 3 suffisent à accréditer l’importance du propos – la définition de l’œuvre comme enclos et de la sculpture comme frontière –, d’autres occurrences, qu’il n’est pas inutile d’évoquer ici, l’ont aussi, chacune à sa manière, porté : et tout d’abord, Que l’esprit ajoute (1988), avec sa barrière de fer forgé qui part d’un mur et, après avoir dessiné une forme sans courbe, revient à ce même mur pour fermer un espace ; mais aussi Corridor (1994) et Sculpture verte (1997), avec leurs cadres métalliques tendus de bandes de plastique ; ou encore Cale (1996), et ses plateaux de bois sur crics autour d’un centre vide violemment éclairé par des néons ; Delta (1996), et ses trois barrières d’acier, de formes et dimensions diverses ; Boléro (1999) enfin, comme un couloir à angle droit, aux deux extrémités fermées, extensible ou compressible à la façon d’un accordéon. Dans cette évocation, un sort particulier doit être réservé à Deux bords (1993), l’une des plus étonnantes sculptures de l’artiste, présente à Nîmes : un assemblage de neuf anneaux de différents diamètres, trois en acier, quatre de forme complexe en résine moulée, un que composent huit matelas de mousse noire et un dernier, vibrant boudin de plastique gris dissimulant un ventilateur qui le maintient gonflé ; ces anneaux, impeccablement suspendus grâce un ostensible jeu de câbles et de sangles s’ancrant aux murs et au plafond du lieu d’exposition, circonscrivent un espace vide et résolument inaccessible.
Toutes ces pièces l’attestent, l’activité proprement sculpturale d’Elisabeth Ballet semble avant tout se déclarer comme une dramatisation plastique de la frontière : comment rendre cette ligne de démarcation la plus efficace ? La réponse, on le devine, est largement tributaire des circonstances de l’exposition. L’exercice ne saurait qu’être difficile ; car, à trop exister, à trop consister, la frontière court le risque de n’être plus perçue comme telle, c’est-à-dire comme un appareil, mais comme un objet autosuffisant. L’étonnante pièce qu’est Deux bords éclaire ce risque. La spectaculaire réussite sculpturale de cette œuvre a pour contrepartie un relatif amoindrissement de sa qualité de clôture. Ces anneaux sont si intriguants, si physiquement convaincants qu’ils font presque oublier l’espace interne qu’ils circonscrivent. Cet entre-deux où se tient ainsi l’art d’Elisabeth Ballet ne vaut d’ailleurs pas seulement de définir la difficulté pleinement assumée d’une pratique singulière, il vaut également, et peut-être surtout, comme symptôme d’une époque qui voit l’œuvre souvent hésiter entre un statut d’objet d’art au seul service de lui-même et un statut d’appareil, au service d’une activité dont elle ne serait que la médiatrice . Toujours est-il que l’un des moyens d’éviter à ses clôtures un pur destin d’objet, c’est d’en faire varier la forme. Car, si cette variation dépend assurément du contexte qui préside à la naissance de la pièce et témoigne d’un louable désir d’expérimentation, il répond aussi à la nécessité de conjurer le péril que ferait courir à l’entreprise la réitération d’une même formule d’enclos : la clôture perdrait son effectif pouvoir de frontière pour n’être plus que la représentation d’elle-même. Sous le double angle de l’équivocité (sculpture ou appareil ?) et du renouvellement formel, une pièce comme Bande à part est exemplaire. Du côté de la barrière, c’est l’appareil qui l’emporte ; du côté du muret, plutôt la sculpture. En passant de l’un à l’autre, elle prend en compte, de surcroît, l’exigence du changement de forme.
Avec Vie privée, s’inaugure, dans la production d’Elisabeth Ballet, une nouvelle façon d’exhausser le vide. Il ne s’agit plus de l’enceindre, mais de l’élever. En effet, avec La Tristesse des Clous (2002), le spectateur est confronté à une manière de plateau de scène, vaste polygone de bois à douze côtés, vide de tout élément de spectacle et qu’aucun escalier n’invite à gagner. Ce podium est, lui aussi, une manière d’enclos, la hauteur faisant ici office d’obstacle, et la représentation théâtrale attachée à pareille structure, conduit à penser cette sculpture comme l’exacte mise en scène du vide. Que ce plateau repose sur des châssis de fenêtre ne fait qu’ajouter au registre scopique de la pièce tout en créant une manière de tension entre les niveaux supérieur et inférieur de la structure. Ces fenêtres, en dénotant le motif du regard, de la mise en vue, fonctionnent comme le signal de la dimension proprement spectaculaire de la pièce : il s’agit bien d’assister à une mise en scène, celle de la vacance. Mais, en attirant l’œil vers le dessous du plateau, les fenêtres semblent indiquer que le vide du dessus, ainsi placé sous les feux de la rampe, pourrait avoir quelque contrepartie dans l’ombre du dessous : rien d’autre pourtant qu’un jeu réticulaire de châssis vite invisibles, cachant promptement leur tristesse de subalternes. Les fenêtres sous le podium sont aveugles, un peu comme celles de Schlüterstrasse qui ne révèlent rien de l’intérieur s’abritant au delà d’elles.
Mais que signifient ces clôtures, plus ou moins sculpturales, aux allures diverses ? Quel sens faut-il prêter à l’opération consistant à enceindre ou ériger le vide ? En rendant inaccessible, un espace pourtant vide, où rien n’est à garantir, ces clôtures, ce podium se présentent comme des opérateurs d’aura, les agents d’une sanctuarisation, les instigateurs de cette séparation que suppose précisément l’aura. Toutefois celle-ci se présente ici dans une version curieusement intransitive puisque ce qu’il sépare, ce qu’il sanctuarise n’est autre qu’un vide. Par là, ces pièces donnent en fait à comprendre que l’œuvre pourrait bien être un effet d’aura plutôt que l’aura un effet d’œuvre. Le vide qui caractérise ces enclos permet donc d’établir sans ambiguïté le sens de la relation, en rendant manifeste que l’imposition d’une distance, d’une séparation crée un phénomène d’aura suffisamment puissant pour déterminer un effet d’œuvre, même si ce qui est mis à distance, séparé est le vide. Mais ce vide n’est bien sûr que l’un des cas de figure du réel. Autrement dit, en la présente époque, et pour un regard soucieux d’art, tout occupant de pareil enclos se voit comme automatiquement nimbé d’une œuvrante aura. Ce qu’avèrent précisément les Vitrines. Grâce à la double barrière que constituent, à sa manière, l’objectif de la caméra et, plus conventionnellement, la vitrine du lieu filmé, le spectateur, se sentant irrémédiablement séparé de l’objet du spectacle, en vient, plus ou moins consciemment, à prêter à ce qui est de l’autre côté de la décisive frontière un statut qui est celui qu’il accorde d’ordinaire à une œuvre en bonne et due forme. Il n’est pas à chercher ailleurs le trouble éprouvé face à ces images : je ne peux devant ces intérieurs inaccessibles me départir de l’envie de les voir comme je vois des objets d’art. Or, sur quoi tombe mon regard au delà de la vitrine ? Sur tout et n’importe quoi, à vrai dire. Sur ce qu’il est possible de trouver dans ces espaces plus ou moins désaffectés, plus ou moins en restauration ou que la nuit prive de toute animation et rend étrangement inhumains. Seulement, cette trivialité-là est de l’autre côté d’une paroi de verre. Aussi, tout comme le plexiglas de Contrôle 3 donne de l’aura au vide, ces vitrines en donnent à ces choses sans qualité qui meublent pareils enclos et tendent à leur conférer valeur d’œuvre.
L’enclos tel que le définit la sculpture d’Elisabeth Ballet n’est pas soustrait au regard qui y rencontre le vide ; en revanche, il est soustrait au pas. Je ne peux fouler le sol de l’espace circonscrit par la barrière et les murets de Bande à part, ni celui que défend le capot transparent de plexiglas teinté. En revanche, le sable répandu autour de Contrôle 3 est offert à mes pas, au désordre de leurs allées et venues. Et quand l’espace interdit a l’apparence d’un couloir, d’un passage, la défense d’entrer est encore plus sensible. C’est le cas avec une pièce comme Boléro. Ce l’est également, mais selon une autre stratégie, avec l’insolite pièce qu’est Wool & Water (1985-2002) : deux versions d’un escalier en carton – marches et rampe –, découpé en plusieurs morceaux répartis en autant de grandes caisses du même matériau. Ce passage qu’est un escalier se voit ici interdit non parce que ses extrémités seraient fermées, mais parce qu’il a été, en pièces détachées, mis en boîtes. Le conditionnement de la marche, du pas, a rarement trouvé figure plus explicite.
Dans Vie privée, tout est d’ailleurs fait pour que le spectateur n’oublie pas le sol, celui qu’il peut fouler, celui qu’il ne peut pas fouler. Cette exposition trame une véritable dramaturgie, visuelle mais aussi sonore, du sol. La bande qui se déroule sous les pieds des visiteurs est comme celle d’un film dont les différentes sculptures seraient les protagonistes. Outre le sable mat, piétiné ou immaculé, de la salle qui accueille Contrôle 3, d’autres séquences se signalent par le traitement qu’elles réservent au sol. En premier lieu, le zinc argenté de l’envers du faux plancher retourné sur lequel repose et se réfléchit Bande à part. Puis, dans la foulée, le plancher gris mat, décalé par rapport au mur qui lui donne ses dimensions, flottant sur des dalles de pierre cirées à l’excès et jonché d’une partie des épingles géantes d’Olympia (2000-2002), dont certaines arborent de rondes têtes de couleur – sculptures résultant de l’inquiétant agrandissement des épingles servant, dans l’atelier, à fixer sur une maquette tel élément de papier et qui, dans leur nouvel état, par terre, semblent en attente de quelque utilisation insoupçonnable. Même dans la salle obscure où est diffusé Schlüterstrasse, salle trop étroite pour qu’il soit réellement permis de se mouvoir, le sol se rappelle au bon souvenir du spectateur : la bande sonore fait entendre à celui-ci les déplacements d’une personne.
Si certaines sculptures d’Elisabeth Ballet font donc de l’interdiction du pas, de l’inaccessibilité, l’épreuve même de l’œuvre, d’autres, au contraire, font de la déambulation, du parcours, la modalité dominante de leur fonctionnement. On se souvient de Cake-walk (1996) , qui consistait en une estrade de contre-plaqué, peinte en bleu vif, conçue et installée de sorte à occuper toute la superficie d’un jardin, situé entre le massif bâtiment d’un ancien magasin de poudre et quatre hauts murs d’enceinte. On peut aussi évoquer les deux corridors de Zip (1997) , dont du plastique translucide mais non transparent habillait les côtés, l’un étant ouvert à ses deux extrémités, l’autre, à l’une d’elles seulement. Sans oublier, bien sûr, BCHN (1997) , avec ses passages, partiellement tendus de plastique et recouverts de tapis rouge, que le spectateur parcourait au rythme d’échantillons de musique électronique.
Comment convient-il d’interpréter pareille alternance ? Pourquoi des sculptures interdisent-elles l’accès des espaces qu’elles délimitent tandis que d’autres, à l’inverse, attendent de leur spectateur qu’ils parcourent ces espaces ? Pour répondre, deux arguments au moins peuvent être avancés. Tout d’abord, qu’il soit interdit ou sollicité, le pas s’affirme le vecteur principal d’une expérience physique comme les aime la sculpture d’Elisabeth Ballet. Le pas, négativement ou positivement, est le facteur en fonction duquel se détermine prioritairement l’épreuve de l’œuvre. Celle-ci est ce dans quoi je ne saurais entrer ou ce dans quoi je peux passer. Ensuite, il est probablement permis d’avancer une raison plus profonde pour expliquer pareille alternance : dans un cas l’œuvre interdite à mes pas se signale par le vide de l’espace qu’elle dessine ; dans l’autre, en s’ouvrant à ma déambulation, elle ne me propose rien d’autre que d’accomplir l’un des gestes les plus triviaux de l’existence, la marche. Soit il n’y a rien, pas d’objet au delà de la clôture ; soit il n’y a rien que moi qui, en ma qualité de spectateur, de sujet du regard artistique, suis l’antithèse même de l’objet d’art. Les places ont certes ont été inversées, de l’extérieur à l’intérieur de l’enclos, mais que le promu soit le vide ou le sujet, rien qui, dans un cas comme dans l’autre, puisse se constituer en objet.
Marcher là où, dans d’autres circonstances, il est défendu d’entrer, ce n’est cependant pas le seul tour que sait prendre l’alternance proposée par l’œuvre d’Elisabeth Ballet. Et après les enclos vides comme Bande à part ou le podium sans spectacle de La Tristesse des Clous, il faut maintenant considérer une pièce comme Des idées (1988). Il s’agit d’une structure parallélépipédique d’aluminium et d’altuglas, fixée au mur juste au dessus du niveau de la tête du spectateur. Cette pièce, dont l’exact modèle est une hotte de cuisine, délimite un espace, celui, très protecteur, qui se trouve sous elle et que définit la lumière que filtre l’altuglas. Nul doute que, sous cette hotte, le public ne soit à même de se faire des idées, notamment sur l’espace alentour qui s’offre à son regard. En d’autres termes, avec semblable pièce se manifeste l’une des profondes mutations affectant l’art de ce temps, une façon de révolution copernicienne dans l’ordre artistique : l’œuvre n’est plus tant ce qui se donne à voir que ce qui donne à voir cela même qui n’est pas elle . Je peux assurément contempler la réplique de hotte ; elle dispose de toutes les qualités requises pour fonctionner comme une fort crédible sculpture. Mais je peux également, et sans doute plus justement, car sa position sur le mur m’y invite fortement, prendre place sous elle et observer ce que les circonstances auront voulu mettre là. À Nîmes, à l’abri de la hotte, il m’est donné de contempler le podium vide sur châssis de fenêtre. L’œuvre comme point de vue sur l’œuvre comme enclos vide. Ce sont de la sorte, dans cette salle, les deux versions de l’œuvre selon Elisabeth Ballet qui, dans un synergétique face à face, s’illustrent. Mais n’est-ce déjà pas un face à face de même ordre qui, avec Contrôle 3, au sein donc d’une seule œuvre, s’ébauche ? Car, sous la grande vitrine, se donne certes le spectacle du sable immaculé mais, sur le plexiglas, se dispensent non moins les reflets du contexte ambiant – dont je suis d’ailleurs l’un des figurants. L’œuvre comme mise en scène du vide qui la troue ou comme opérateur d’un point de vue sur son autre, sur ce qui n’appartient pas à son ordre. N’est-ce pas ce face à face de l’œuvre comme clôture du vide et de l’œuvre comme point de vue sur le hors-d’œuvre qui, dans une clairière du Domaine de Kerguéhennec, prend la forme d’un échange de places avec Trait pour trait (1993) ? Une cage circulaire, construite en un grillage d’acier inox mat. Le spectateur, au détour d’une allée du parc, va, dans un premier temps, tomber sur cet enclos métallique où s’enceint le vide. Il découvre ensuite rapidement qu’il peut entrer dans cette cage par une discrète porte qui se refermera d’ailleurs toute seule derrière lui. Une fois à l’intérieur, il n’aura bientôt d’autre occupation que de contempler l’extérieur, ces arbres, aux troncs verticaux comme les barreaux de la cage, l’herbe folle semblable à celle qu’il foule dans l’enclos circulaire, le chemin forestier par lequel il est arrivé dans la clairière et par lequel arrive peut-être maintenant un autre visiteur pour un curieux vis-à-vis, celui-là même qu’active la vidéo Schlüterstrasse. D’un côté, l’œil qui filme ; de l’autre, celui de l’exhibitionniste qui regarde cette caméra braquée sur lui. Qui voit, qui est vu ? Quel est le sujet, quel est l’objet ? Si l’on accepte de prêter à ce film une valeur emblématique, par delà le témoignage d’une matinée et d’un après-midi berlinois, alors se donnera à voir comme le condensé d’un art : je regarde l’enceinte qui définit l’œuvre et qu’y vois-je, sinon un autre spectateur, tout entier livré aux plaisirs de la pulsion scopique ?
Il y a peut-être un autre rapport entre Trait pour trait et Schlüterstrasse : les arbres. Dans la cage d’inox, je vois des arbres et les montants de la structure qui en reprennent la forme et la circularité. L’œil de la caméra me fait voir la façade de l’immeuble à travers les branchages d’un arbre. Sur les murs de la salle où, au Carré d’Art, s’expose Contrôle 3, l’artiste a fait tracer de grands dessins à la craie noire représentant cet arbre – certains d’entre eux mimant de puissants effets de zoom où se dénote leur origine filmique. Si les traits parviennent sans peine à établir la représentation, ils n’en fonctionnent pas moins rapidement pour l’œil, privés qu’ils sont de la ressource des différences chromatiques, comme une manière de lacis, d’inextricable écheveau qui, plus que dans les images du film, s’avère un obstacle à la vision de l’enclos – de l’œuvre donc, si l’on veut bien admettre l’équivalence suggérée – qu’est l’immeuble d’en face. Cet arbre intermédiaire témoigne du goût de l’artiste pour les instruments de séparation, pour les écrans, les filtres, les cloisons, les vitres, les rideaux – autrement dit, les frontières. L’art d’Elisabeth Ballet est littéralement obsédé par l’imposition de limites, entre un extérieur et un intérieur, entre l’œuvre et ce qui ne l’est pas, on l’a vu, mais, plus largement, entre telle partie de l’espace et telle autre, entre ici et là. C’est un art de la séparation qui va même jusqu’à parfois se laisser tenter par l’hypnotique spectacle de l’outil de cette séparation : l’épais rideau de neige tombant régulièrement et sans bruit entre mon regard et la fameuse façade d’immeuble berlinois. L’arbre n’est toutefois pas qu’un écran de plus, il est aussi l’emblème du désordre, de ce désordre qui, réellement ou imaginairement, est la marque du monde extérieur, la marque de la rue, cette antithèse du foyer, ultime métaphore de l’œuvre. Aussi, après avoir vidé ledit foyer, après y avoir placé de temps à autre le spectateur, l’artiste est-elle logiquement encline à y semer le désordre. Vie privée témoigne de cette tentation du désordre, de ce désir d’offrir en spectacle l’incompréhensible confusion de ce que l’on devrait conséquemment nommer la vie publique : avec, outre l’arbre, la scatter piece qu’est Olympia et ses épingles qui s’égaillent sans discipline au sol, sur le mince plateau gris mais aussi sur une étroite bande de pierre restée visible, en un efficace jeu du dehors et du dedans. Et quand l’ordre ne cède pas la place au désordre, il affiche sa relativité : deux versions de l’escalier mis en boîtes sont possibles et concurrentes.
Soit être à l’extérieur d’un enclos, marcher autour de lui, soumis à la seule épreuve de cette limite puisque l’inaccessible centre est vacant. Soit être à l’intérieur de l’enclos, pour s’y livrer à l’exercice de ses pas ou pour y obtenir un point de vue sur la publique vie de l’extérieur, ses riens, son désordre. Dans l’invite à pareille alternance, dans la régie de cette inversion toujours possible des places s’énonce un rêve – l’onirisme de certaines pièces, comme ces magrittéennes flaques de cèdre au sol et leur décor mural vert d’où elles semblent s’être abstraites , ne saurait donc étonner –, le rêve d’un âge où l’art et ce qui n’est pas lui seraient parfaitement échangeables, à la simple condition, toutefois, du passage d’une frontière. Non pas donc le rêve fusionnel d’un temps où l’art et la vie seraient identiques, mais celui d’une conjoncture où, de part et d’autre de la limite qui les sépare et les distingue, l’art et la vie pourraient échanger leurs rôles. Car c’est là le paradoxe qu’il faut savoir entendre : l’art d’Elisabeth Ballet, tout en doutant d’une différence ontologique entre l’art et la vie, reste un art de la séparation. Il n’y a vraisemblablement rien qui distingue la partie d’espace enceinte par une barrière et celle qui se trouve autour, mais le spectateur peut se placer d’un côté ou de l’autre de cette barrière. Il est une pièce qui incarne magnifiquement cette permutabilité des places. C’est Emmanuelle (1988) : une frêle barrière de bois au tracé sinueux qui, s’il délimite un intérieur et un extérieur, ne se referme néanmoins pas sur lui-même. Aussi m’est-il permis d’aller très aisément d’un côté ou de l’autre de cette gracile balustrade. Aussi m’est-il permis de choisir ce dont je vais me séparer, ce à quoi, pour quelques instants au moins, je vais accorder une vie privée.