Sol pavé granit
Carrefour du pot d’Étain, Pont-Audemer (Haute-Normandie)
ENTRETIEN : SONIA CRITON et ELISABETH BALLET
1° Vous avez choisi de traiter l’ensemble de la place plutôt qu’un point de la place, et de réaliser une œuvre horizontale et non verticale, pouvez-vous nous éclairer sur ce parti pris artistique ?
J’ai visité le site du Pot d’Etain à Pont-Audemer avant les travaux de réaménagement de la place. Beaucoup de voitures ne faisaient que passer sur la nationale, certaines venaient de la ville et se dispersaient vers les vallées et plateaux environnants ; d’autres cherchaient à se garer auprès des commerces. La ville s’était étendue de part et d’autre de la nationale comme si elle ne participait pas à ce flux de véhicules, le flux, lui-même, semblait ignorer la ville. Je trouvais la situation générale et la circulation très chaotique : le réaménagement du carrefour a modifié ces échanges. Je recherchais une solution d’ensemble : poser une sculpture au milieu aurait ajouté à la confusion et créé un obstacle de plus.
C’est en examinant le plan de réaménagement du site que j’ai remarqué la présence d’un programme de modification des espaces piétons et automobiles qui a stimulé mon imagination et la pensée d’un travail au sol pour raccorder les éléments entre eux. J’avais pensé d’abord à une sorte de tissage.
2° Que pensez-vous de la situation de l’œuvre d’un point de vue géographique au sein de la ville de Pont-Audemer ? Quel sens peut prendre une œuvre à cet endroit ?
L’image d’un grand tapis déroulé sur la chaussée s’est superposée au plan de réaménagement d’une façon utopique en même temps que logique. J’avais à présent à travailler à plat en imaginant une trame comprenant trois niveaux d’échanges à investir : les structures de routes allant dans toutes les directions, des zones piétonnières distinctes, et mon projet de dessin au sol. Le motif devait entrelacer les contours rectilignes précis des routes et la marche à pied aléatoire. Je voulais créer une liaison apaisante visuellement et mentalement. La confrontation des ondes du motif et des droites de l’architecture provoque des effets de tension et de relâchement. Le carrefour et la voie de chemin de fer sont posés sur un dessin fluide et ondulant qui parcourt les trois mille mètres carré. Les routes et les trottoirs sont absorbés dans le motif, comme de simples objets.
3° Quelle relation l’œuvre entretient-elle avec l’architecture qui l’environne ?
La conception du projet ne dépend pas exclusivement d’une évaluation de l’architecture qui s’y trouve. En travaillant à Pont-Audemer, je me suis adaptée à une situation locale. Ailleurs je réfléchirais autrement.
Le tissu urbain est fait de maisons à deux étages inspirées par une architecture vernaculaire. Le tapis étendu au pied de ces maisons n’est pas à leur échelle, le motif est démesuré. Son ambition est d’être un objet unique, une place comme un territoire. Les lampadaires, les bancs, les poubelles, les bornes, les barrières du chemin de fer sont ancrées sur le projet qui se déploie d’une manière continue.
4 Qu’est-ce qui a guidé le choix du motif de la dentelle ?
L’idée principale est de rassembler avec précaution et précision les éléments épars de la ville. C’est le contraste entre ce travail d’apparence délicat et le fait que des camions roulent dessus chaque jour, qui en fait toute la grâce. Une dentelle qui se fait à la main représente un travail fin très proche de l’opération qui consiste à dessiner. Le tracé fragile et incertain en blanc se propage en trait plein au milieu du vide figuré par des pavés noirs.
La tige du dessin floral explore la surface en ondulant, elle se ramifie en feuilles, en bourgeons et en fleurs, elle passe sous le carrefour pour réapparaître, à peine retenue, de l’autre côté. La dentelle soutient et intègre tout sur son passage, ses entrelacs fabriquent un réseau compréhensible pour le marcheur qui suit ces lignes ou pour la voiture qui roule.
Un érable remplace la sculpture voulue à l’origine, il est planté au milieu de la place. Par leur délicatesse, les feuilles de cet arbre finement ciselées rappellent le motif en arabesque de la dentelle. Comme un obélisque, il est un ornement temporel, il change de couleur selon les saisons et, à l’automne ses feuilles tombent en désordre sur le pavage. Il donne de l’ombre en même temps qu’il renforce le lieu de l’œuvre.
5° Pourquoi utilisez-vous un motif déjà existant ?
J’avais une vision très cinématographique dans la tête quand j’ai imaginé le dessin d’une dentelle grossie à la dimension d’une place bien réelle sur laquelle circulaient des promeneurs, des voitures, et des trains. Je voulais absolument utiliser le pavé traditionnel noir et blanc de douze centimètres par douze. J’ai sélectionné un échantillon de dentelle qui me permettait de traduire le motif complet en pavés, ce qui a décidé de l’échelle générale du dessin. Je souhaitais que le passant, qui a ses habitudes, parcoure la complexité d’un détail d’une fleur ou d’une feuille et se sente inclus dans le paysage rétabli à l’échelle de ses pas.
Pont-Audemer se trouve au cœur de la campagne en Haute-Normandie, le pavement évoque la prolongation d’une nature proche et familière, pourtant invisible de cet endroit de la cité.
6° quelle compatibilité existe-t-il entre l’œuvre et tout ce qui prend place dessus, lampadaires, mobilier urbain, voitures, piétons ?
Les habitants de Pont-Audemer et des alentours se déplacent en voiture pour faire leurs courses. Un arrêt chez le boulanger, un autre chez le boucher quelques mètres plus loin et ainsi de suite. Ces tous petits trajets correspondent à un détail de la dentelle qu’ils peuvent reconnaître.
7 Comment peut-on faire le lien entre cette œuvre et le reste de votre travail ?
Mon travail s’applique dans un cas ou dans l’autre d’une manière spécifique. Par exemple, j’avais fait une exposition en Ecosse où le sol était couvert de sel. Les visiteurs laissaient les empreintes de leurs pas sur leur passage et ce dessin réunissait les sculptures qui étaient y montrées. Dans la ville ou dans un musée, je montre la même volonté. Le travail dans une ville est tributaire de contraintes particulières là où une galerie ou un musée sont essentiellement des espaces de projection mentale. J’ai pu réaliser ce travail avec la complicité du maire qui s’est engagé complètement. Il m’a donné une équipe afin que l’entreprise soit à la hauteur de mon ambition, et il m’a soutenue. Quand tout est réuni, c’est vraiment exaltant et motivant de travailler dehors pour une commande publique ou privée, même avec des contraintes très importantes, mais je peux aussi dire la même chose pour une exposition de musée.