h. 4,10m x 38m
Acier inoxydable
Poitiers
Attirance fatale (underground)
Marie Muracciole
Rencontre
Une grille fine et régulière de métal clair se dresse à la perpendiculaire du sol et ferme sur sa longueur un terrain retranché, en contrebas d’une rue piétonnière du centre de Poitiers que l’on vient de rénover. En l’observant de face depuis le trottoir opposé, on constate que la grille plonge latéralement vers le sol en direction de l’extrémité où elle coulisse pour donner accès au terrain. Lorsqu’on longe la grille en marchant, cette pente, dont on ne trouve a priori pas de justification pratique et qui tranche dans cet environnement rectiligne et soigné, provoque un léger effet d’accélération de la perspective - ou de décélération selon que l’on arrive de la rue Lebascles ou de la rue Claveurier. L’environnement et la grille elle-même n’affichent aucun désordre. La fabrication de l’objet, en acier brossé, est sobre, fonctionnelle ; les barreaux se succèdent à 110 mm de distance, leur teinte et leur régularité leur donnent un caractère transparent. La conformité de la grille renforce l’étrangeté de sa position. Le hasard n’y est pour rien, c’est Elisabeth Ballet qui l’a conçue et très précisément posée de travers.
La chute
Depuis la rue, la grille trouble la déambulation mais également la perception du territoire qu’elle referme et auquel elle donne accès. On voit très bien le terrain au travers des barreaux. C’est un jardin public. La diagonale de la grille accentue le caractère composite des trois ou quatre niveaux qui descendent vers le fond du jardin. Le jardin communique avec la rue par une rampe en pente douce qui longe la grille ou par une volée de marches face à l’entrée, avant de se déplier un peu plus bas en 3 paliers de faible dénivellation. Le jeu des niveaux constitue l’essentiel du paysage car le jardin est dégagé, à l’exception d’une sculpture verticale de Didier Marcel, et des rares arbres qui s’y dressent jusqu’à l’aire de jeux pour enfants conçue par Pierre Joseph, étendu le long du mur du fond, à une vingtaine de mètres de la rue. Aux différents volumes de l’urbanisme alentour - bâtiment municipal restauré, habitations, murs - répondent ces plans aménagés du jardin, dont l’articulation semble répondre à la déviation de la grille. Ce territoire investi au milieu d’un décor urbain parfaitement restauré et entretenu, fait délicatement bouger l’horizontale en planchers successifs. Le projet du jardin – car rien, visiblement, n’a été décidé au hasard - introduit dans la solidité et la stabilité de l’espace fonctionnel un rappel subtil des mouvements dont le sol est capable et dont tout paysage est le résultat. Les dénivelés représentent la définition élémentaire du « paysage » : une disposition des strates géologiques en volumes et surfaces.
La « chute » de la grille trouble sa cohésion pratique, pourtant réelle. Cet élément d’architecture remplit sa mission : il sépare, ferme, protège. Il y a bien deux territoires, la rue passante et le jardin retranché, et entre eux cette barrière aussi efficace que déviante, qui ne s’apparente vraiment ni à l’un ni à l’autre mais dont le comportement affecte l’un et l’autre. La plongée parfaitement lisible en direction du portail perturbe la puissance hiérarchique de la grille de clôture – sa capacité à marquer et symboliser à la fois l’horizontale et la verticale, le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur. Quel que soit le plancher où l’on se place, côté rue ou côté jardin, la pente se répercute sur l’environnement, comme l’équivalent visuel d’une clé musicale qui déplace les tonalités d’une portée. D’ailleurs la trame des barres de métal forme une sorte une transition fluide sur la rue, une forme-écran panoramique qui incorpore les mouvements latéraux des passants et imprime à ce qui défile un rythme binaire, potentiellement hallucinatoire, en tout cas susceptible de dérègler la vision. La grille fait flotter le visible en l’inscrivant sur une ligne divergente, et aussi la perception qu’elle place sur une fréquence vibratoire. Laquelle constitue également, comme dans les effets de persistance rétinienne de l’art cinétique, une « cage » dans laquelle le discernement du sujet est en veille et qui le livre au sensorium. Enfin ce jeu de dématérialisation pourrait avoir pour prolongement imaginaire la transformation de cette grille en vibraphone improvisé, selon le principe des Railings (2004) de Francis Alys, ces performances qui transcrivent la déambulation de l’artiste en partition musicale et redéfinissent la ville qu’il parcourt en instrument de résonnance.
Contaminations
Vue du jardin comme de la rue, l’oblique de la grille produit en réalité une succession d’effets et d’images qui raccordent l’objet à des sensations et des histoires différentes. Le basculement du parallélépipède accélère la perspective et active les lois de l’optique, mais produit simultanément l’image de l’instabilité, de l’inachèvement voire du désastre : elle proclame une relation dysfonctionnelle avec son entourage. On en cherche la raison. On peut imaginer qu’une manipulation maladroite a par hasard déséquilibré une maquette qu’un constructeur zélé aurait reproduite ensuite à l’identique, scénario qui procure à l’objet fini plus de légèreté encore en l’assimilant à son modèle. Ce qui lui confère par extension les propriétés d’un curseur dans l’échelle spatiale, un peu comme les épingles démesurées de Olympia (2000-2002) abandonnées sur le sol de l’exposition procuraient l’impression d’en parcourir le modèle ou le patron. Ces outils de préfiguration et de modélisation disproportionnés évoquent les géants invisibles qui les ont oubliés là, réduisant l’apparence du monde à un jouet, une miniature, un modèle en construction. La grille nous renvoie à des réglages impossibles et s’adresse à un spectateur invité à « se faire des idées sur l’espace » (Des idées, 1988), c’est-à-dire à le « projeter », à le reconstruire, à s’y retrouver intérieurement. En détraquant l’orientation et l’échelle des lieux où il se produit, le geste de Ballet convoque une fois de plus une histoire de l’art comme grammaire et dramaturgie de l’espace, à laquelle sa pratique se raccorde avec ses greffes et ses hybrides entre des disciplines — la sculpture, l’environnement, le paysage, l’architecture, les jeux de langages. Les œuvres qui en résultent jouent sur plusieurs tableaux : à la fois représentations et notations, elles produisent un régime quasi chorégraphique du domaine de la sculpture et de ses extensions. Elles configurent des phénomènes d’investissement ou d’empêchement du spectateur invité à occuper du regard les perturbations du décor ou du vide, même comme lorsqu’il s’agit d’un lieu réel et d’un objet qui fonctionne au plan pratique, comme ici, mais qui se refuse formellement à le montrer. Ballet active ainsi des points de contact entre ce qu’on observe et un investissement physique qui ne peut pas s’accomplir, entre des environnements réels et les constructions qu’ils produisent en nous lorsque notre mémoire ne s’y retrouve pas.
Les moyens employés par Ballet pour condenser ou dilater l’espace sont moins explicites –moins ouvertement contaminés par le langage et moins figuratifs — que ceux de Richard Artschwager avec ses signes de ponctuations-mobiliers. Lorsque Artschwager flanque une porte tridimensionnelle d’une parenthèse bidimensionnelle sur un mur blanc avec Door) (1984-85), il accouple littéralement l’espace typographique à l’espace vécu sans ouvrir ni l’un ni l’autre, et agrandit physiquement le point de contact et la coïncidence improbable, mais que nous expérimentons souvent, entre ce qui existe dans la planéité et ce qui existe dans le volume, et inversement. Chez Ballet les marqueurs de dérèglement de l’échelle spatiale et des charges symboliques des objets, qui fabriquent ces mêmes coïncidences entre espaces incompatibles, sont proprement inframinces. Ce sont de discrets détonateurs de dématérialisation : la barrière privée de surplomb de Que l’esprit ajoute propose un vertige sans vide, une échelle monte jusqu’aux mots (ou en descend) d’une phrase à double sens dans Lazy Days (2007), une ombre portée célibataire s’agite à jamais sur un mur du white cube dans Eye Shadow (2007), des palindromes verbaux et spatiaux nous font tourner en rond avec Dans un an/il y a deux jours (2004), ou Leica (2004)… En revanche Ballet partage avec Artschwager la destination et le lieu du dénouement de l’œuvre : le corps qui en est le filtre et aussi le diamant pour la « jouer » sans la toucher ni y entrer physiquement. Le spectateur ainsi déboussolé fait un exercice comparable au geste qui agrandit ou réduit des images sur l’écran de nos tablettes ou de nos téléphones en cherchant le point de vue idéal, ou aux rêves où nous vivons simultanément plusieurs âges de la vie et plusieurs proportions du décor. Le réglage homothétique des perceptions est déstabilisé, et notre conscience a du mal à nous emboîter le pas. Car nous ne sommes pas dans ces espaces, ce sont eux qui nous hantent ; ils se propagent dans des plis insoupçonnés de la mémoire et des angles de l’imaginaire que nous n’avions pas vus.
Border line.
Côté jardin la grille propose une conclusion bancale, comme une frange de fils ajoutée en biais à la fin d’un tapis épais. Hexogène à ce qui l’environne, elle semble une apparition face aux grilles du trottoir d’en face. Insoumise, ignorant superbement les discours de sa charge, elle produit sa déviation et décroche ce qui est là de ce qu’on perçoit. Ce caractère soustractif nous assigne en retour à une abscisse et une ordonnée dysfonctionnelles, une posture limite.
Car s’il s’agit bien d’une « grille », une clôture faite de barreaux fixes, et personne n’a oublié que ce mot désigne aussi une forme géométrique particulière. La grille est un quadrillage fondé sur l’équivalence ou la régularité orthogonale de ses parties, et qui existe dans notre perception sans que nous ayons besoin d’en vérifier l’exactitude, conformément aux théories de la gestalt. En art la grille est le modèle de la planéité : une représentation stable, une forme-système bidimensionnelle fondé sur sa rectitude et sa possible reconduction. La grille-clôture construite par Ballet présente suffisamment de signes de conformité à elle-même — unité du volume, du matériau et de l’espacement des barreaux — pour que nous identifiions une « grille », une trame orthogonale et reproductible à l’infini. Nous en avons donc automatiquement déduit qu’elle forme un tout régulier mais tronqué par son inscription et que ce qui manque est enfoncé dans le sol. Elle n’apparaît « intégralement » que dans notre mémoire, dans le stock de nos connaissances inaltérables. Naturellement une grille fournit un modèle de clôture efficace et déclinable à volonté, et cette homonymie est en réalité une extension du sens. Reste que le concept géométrique de grille affirme un contour qui excède celui de la grille que nous avons sous les yeux, et lui attribue par conséquent un plancher invisible qu’elle ne partage avec personne. Ce qui est la définition d’un socle dans la tradition de la sculpture. Celui-ci est simplement enseveli et en diagonale, il se proclame venu de l’étage inférieur, au lieu de proposer une élévation horizontale. Si l’on se réfère à l’histoire du socle et à la question connexe de la hiérarchie dans l’art, on peut dire que Ballet descend d’un cran le curseur de la virilité en érigeant une sculpture — qui est aussi un objet usuel et un dispositif architectural - en dessous du niveau du sol et en biais. Elle offre à son travail un socle qui plonge et une érection underground. Lui commander une grille était faire courir un risque au projet, et c’est réussi : l’art ne bascule pas dans le décor sans l’altérer. L’objet d’usage qui en résulte remplit sa mission, mais l’artiste règle au passage son compte à la notion de limite, comme à la sacro-sainte grille abstraite dont elle enfonce légèrement les valeurs en la faisant piquer du nez. Et il y a quelque chose dans ce geste de l’humour très noir de la Black Box (1962) de Tony Smith, qui affichait la neutralité des mensurations du cube parfait six pieds sur terre.
Car cet espace que la grille produit est maintenant aussi en nous. Elisabeth Ballet crée un point de contact supplémentaire, une érotique inespérée entre ce qui s’expose comme incomplet et ce qui s’intériorise comme forme entière, associant le visible et le fonctionnel au manque, et le senti à une gymnastique de recomposition mentale jamais terminée. Cet hybride entre l’usage, le fantasme, le vide et l’affaissement s’insère dans le fonctionnement de la ville comme dans l’histoire de l’art. L’abstraction entendue comme signal de toute-puissance y trouve une dimension domestique : mise au travail et à la limite.
Nous, nous sommes définitivement captivés.